Les écrivains sont-ils toujours égocentriques? Alexander, en plus d'être hypocondriaque, ne parle que de lui et de son roman, et ramène toute conversation, tout événement, toute rencontre à cela. C'est si caricatural que je joue le jeu, et lui pose des questions quand le sujet semble se tarir. C'est terrible de n'avoir qu'une seule personne avec qui passer son temps libre et que cette personne soit si ennuyeuse qu'on ne recherche sa présence que comme un pis-aller. C'est ce que j'appelle la vraie solitude.
Au réveil, le soleil brille au milieu des nuages. La mer, portée par la houle, frappe la grève incessamment. Battue par le resac, elle montre aujourd'hui des couleurs folles et nouvelles. Le rivage est beau comme une plage du Pacifique, er les flots vont du céladon le plus subtil au turquoise clair, s'étendant en larges tâches comme si du lait avait été battu avec les eaux. Au loin, plus sombre, le bleu marine mérite enfin parfaitement son nom au milieu de tâches mauves qui tournent au kaki. Mais très vite le temps se couvre, et la pluie reprend son train monotone. Les flots resteront toute la journée de ce même bleu-vert laiteux surréel.
J'ai bien travaillé, et réussi à finir la relecture de mon article pour Interfaces. J'avance.
Le soir vers 20h30 Alexander a toqué à ma porte et nous sommes partis vers la Vieille ville pour dîner. C'est la première fois que je me rends dans cette partie de la ville. Je ne m'attendais qu'à une petite Carcassonne méditerranéenne. Mais de nuit, sous la pluie, elle s'est révélée d'une beauté saisissante. Nous sommes descendus par la porte d'Amboise, qui se trouve très près de chez nous, à 10 mn à pied. Je l'avais prise pour un parc abandonné. Au milieu des eucalyptus et des chênes liège, sous une canopée verte luisante, s'ouvre une muraille de pierre légèrement en contrebas. Celle-ci ouvre sur les douves et au fond la forteresse, et si soudainement qu'on a le sentiment qu'un château de contes de fée tout à coup a surgi au milieu de la forêt. De l'autre côté du pont-levis se dresse, auguste, la muraille et la Porte réhaussée d'un blason de marbre. Après un coude, cette dernière conduit à une première enceinte, et une deuxième porte nous amène dans la ville-même, au pied du château des maîtres des chevaliers de Saint-Jean.
Dans les ruelles pavées de galets qui brillent sous la pluie dans les lumières jaunâtres des éclairages comme un vieil or, pas un chat, pas un homme, un silence absolu. Les magasins sont tous fermés. Les vieilles façades médiévales semblent veiller sur une ville fantôme. Nous nous perdons un peu dans les ruelles, passons devant une petite mosquée, une fontaine de pierre, et sur une place enfin le premier commerce ouvert nous ramène à la réalité. Nous passons des ruelles où des bars sont eux aussi ouverts, mais vides de clients. Alexander m'assure qu'après minuit, tout ce quartier grouille de monde. J'ai peine à le croire. Il m'emmène dans un restaurant qu'il aime bien, Mandala.
L'endroit est charmant, c'est une petite taverne avec terrasse et vigne vierge sur treille donnant sur des ruines de la ville antique, et dans la salle très chaleureuse un poêle réchauffe les quelques clients. C'est un fouillis de vulgate New Age imprimé partout, sur le menu, les murs, les couloirs des toilettes (sur le mandala, le cercle dans la culture amérindienne, et des citations du style : "pour vivre ton rêve, tu dois commencer par réveiller ton esprit".) Mais la patronne des lieux, une Lituanienne fort civile, rattrape la niaiserie de la thématique et la médiocrité de la nourriture. Elle vient à notre table et nous parle longuement. Elle a eu des amis qui sont restés à la résidence comme nous, et s'étonne que nous ne soyons pas plus nombreux. En effet, j'ai compulsé le livre d'or, et depuis 1996, début d'activité du centre, il y a eu 1060 invités qui y ont inscrit leur nom. Ces deernières années cependant, le nombre annuel décroît, et en 2011 il n'y a eu que 18 résidents... C'est étonnant vu l'attrait des lieux, surtout à la belle saison... Alexander dit que la résidence a été payante l'année dernière à cause de la crise, et que cela pourrait en être la cause. Je ne sais pas. J'ai vu apparaître le nom d'une Française cinq fois. Elle a visiblement apprécié l'endroit. C'est d'ailleurs la seule Française que je vois dans ces pages. La plupart des résidents viennent d'Europe du Nord, Finlande, Allemagne, Pologne, etc.
Marianna nous demande ce que nous écrivons. Alexander se jette sur la question et se lance dans une longue explication sur son roman. Elle fait la moue gentiment. Quand enfin il me laisse l'occasion de parler, je suis si gêné pour lui que je réponds en vitesse comme si mon projet à moi n'était rien. Marianna revient quelques minutes plus tard à notre table et me donne sa carte en me demandant de lui annoncer la sortie de mon livre en anglais, que cela l'intéresse tout particulièrement. Alexander bondit : "Ach, so, my pook is apout Nietzsche, so, you ton't vant to read it! you are not interested in my pook!". Il m'assome, et je me demande si tant d'égocentrisme ne se ressent pas un peu dans l'écriture d'un écrivain?
On part du restaurant assez éméché vers minuit trente, et la ville a changé de face, comme par magie. Comme prévu par Alexander, les bars à vins et petits clubs sis dans les vieilles pierre de la ville médiévale des chevaliers sont remplis de monde, pleins à craquer, et les gens ne cessent d'affluer dans les ruelles, comme happés par un centre magnétique. Noius essayons plusieurs endroits, mais la musique de ces clubs est si mauvaise, et les gens si peu engageants, que nous tournons un moment avant de nous asseoir. Alexander choisit un mini-club qui, dit-il, est spécialisé dans la musique 1970-80. Nous nous asseyons au bar au milieu de gros bras poilus et barbus. Que des hommes. Je trouve que cela a plutôt l'air d'un club gay SM. Ils ne passent que du heavy metal, et si fort que nous ne pouvons échanger un mot. Nous sortons après une bière. Je n'ai plus sommeil et suis prêt à continuer, puisque nous sommes là. Mais Alexander a mal au ventre (ses troubles "spasmodiques et météoriques") et a besoin d'aller aux toilettes. Nous rentrons sous la pluie. Cendri