Je me suis réveillé en pensant au chauffage.
La chambre était une véritable étuve, entre le climatiseur et les radiateurs qui marchaient à nouveau. Je me suis habillé et je suis allé voir Angeliki. Je suis d'abord tombé sur la femme de ménage. Je lui ai dit avec entrain que le chauffage marchait, que c'était fabuleux. Je lui ai demandé s'il marcherait tout le temps, maintenant qu'il est réparé. Non, me dit-elle, seulement pendant les heures de bureau, quand il seraient là. J'étais dans l'embrasure de la porte, et elle me faisait face dans le bureau. Face à elle, derrière la porte, je sentais la présence de quelqu'un. C'était un homme et il prit la parole en grec. Elle le regarda puis me traduisit ses paroles. "On ne peut pas chauffer toute la journée pour rien" ("rien" me désignant ici). "Je comprends, ajoutai-je. Mais je crois savoir qu'il vaut mieux chauffer une grande maison comme celle-ci à feu doux tout le temps, plutôt que quelques heures par jour à plein régime". Je ne sais pas si cette théorie est avérée, mais elle me convenait mieux, en fait. En même temps, la maison est si grande, les murs et sols si glacés que je suis sur qu'il lui faut des heures pour se réchauffer... "Pas d'argent du gouvernement, la crise, nous sommes pauvres", me dit la femme de ménage. L'homme rajoute qu'il n'y a pas assez de mazout pour chauffer toute la journée, qu'ils ne peuvent tenir qu'un mois. Je lui dis que les chauffages électriques que nous utilisons coûtent plus cher. Il répond que c'est l'état qui paye l'électricité, donc que cela n'a pas d'importance.
Que répondre face à ces arguments d'autorité? Je suis dans un pays en faillite, je ne veux pas me montrer difficile et risquer de paraître capricieux. Je leur dis que je suis très content d'avoir le chauffage le jour. En tout cas, le manager hier m'a menti quand il a affirmé que le chauffage central était à nouveau cassé, mais qu'il remarcherait le lendemain. Il pouvait être rouge de honte.
J'en profite pour demander à la femme de ménage quand elle pense faire le nettoyage hebdomadaire de ma chambre. Je sens que je la dérange, car le ménage du Centre en cette saison signifie pour elle principalement rester assise dans ce bureau de 9h à 15h à discuter bruyamment avec cet homme invisible. Elle se lève et soudain se met à boîter. "Je me suis cassé la jambe la semaine dernière...", me dit-elle. Je n'insiste pas. J'arrive tout de même à obtenir d'elle une grande serviette pour mettre devant ma porte et bloquer l'air froid qui s'infiltre par en-dessous.
Dans le couloir, je tombe sur Angeliki qui a dû entendre ma voix. Elle sourit mais a l'air de vouloir clarifier un point. "Comment se fait-il que tu aies froid avec le climatiseur dans ta chambre? J'aimerais bien avoir un climatiseur dans mon bureau. Je n'ai rien et il fait très froid. Mais je ne dis rien. Et chez moi, j'ai bien assez d'un climatiseur..." Je comprends qui a donné l'ordre pour les couvertures que je voulais obtenir pour le sol. C'est un débat éthique ici qui nous occupe donc : ce qui est bien pour moi est suffisant pour toi aussi. Je comprends cette sensibilité en temps de crise où le sentiment de honte national rend susceptible face aux étrangers. J'essaye de lui expliquer que j'ai eu la grippe, la fièvre pendant deux jours, que l'air sec du climatiseur agrave ma sinusite, que l'air chaud monte et laisse le sol gelé, que je suis à mon bureau immobile 8 heures par jour, et que je n'arrive pas à guérir. Mais, ajoutai-je pour montrer ma bonne volonté, je suis très heureux d'avoir le chauffage central maintenant". "Oui, je ne vois pas où est le problème, avec le chauffage". Je lui fais tout de même remarquer qu'il ne marche que depuis hier et uniquement pendant LEURS heures de bureau (8h30-14h), me laissant donc la plupart de la journée et de la nuit dans le froid... Elle insiste et me dit que le chauffage marche très bien, en effet. Je ne dis rien et répète que je suis très heureux d'avoir le chauffage central dans la journée. Je ne peux cependant m'empêcher de lui dire qu'Alexander avait été malade tout le séjour lui aussi, que ce n'est pas que moi. J'omets de dire que de toute manière, Alexander aurait été malade, le chauffage n'ayant rien à voir avec ses problèmes spasmodiques et météoritiques. Angeliki me resert l'argument de la crise. Je comprends bien. Je me demande si alors c'est la meilleure idée de proposer des résidences d'écriture gratuites si c'est pour ne pas arriver à leur maintenir un niveau minimum de confort. Mais je ne dis rien, car c'est mesquin, et de toute manière je suis heureux d'être ici. Angeliki ajoute qu'elle est surprise car comme je viens de Corée du Sud où il fait bien plus froid qu'ici... Je lui dis "en effet", sans vouloir relever qu'en Corée du Sud, on chauffe les maisons par le sol... Je souhaite finir sur une note sympathique. Au fond, ces gens ont une gentillesse bourrue, mais ils sont certainement gentils. Je lui demande si elle peut m'aider à trouver un docteur. Il faut toujours faire croire aux gens qu'ils vous sont nécessaires, que vous dépendez d'eux, cela les adoucit d'imaginer avoir un ascendant sur vous. En effet, elle retrouve le sourire et s'exécute. Elle prend le téléphone pour appeler la clinique à côté. Comme toujours, le coup de téléphone dure 15 minutes. Je me demande ce qui peux être si long dans la question et la réponse. J'ai l'impression qu'elle lui raconte toute la vie du centre, et aussi comment je suis un emmerdeur hypocondriaque. Elle me dit finalement que je peux y aller avant 13h30. Pour finir en beauté, je lui demande, l'air intéressén: "Au fait, Angeliki, que veut dire 'Iasas', que j'entends beaucoup ici". Elle rougit de plaisir : "cela veut dire 'salut', iasas, iasas, bye, bye". Iasas donc.
Je ne connais pas les stéréotypes des Grecs sur les Français. Nous avons souvent une mauvaise image de peuple prétentieux, vain et efféminé. J'ai lu dans mon guide (grec, en anglais) sur Rhodes, par exemple, que le spectacle son et lumière de la forteresse est une production française, et que "bien que dénué de toute technique moderne tels que lasers", il n'est pas si mauvais que cela. C'est une drôle de manière de faire l'article de ce show, l'unique du genre dans l'île... Enfin, je ne sais pas si tout cela a un rapport avec moi. J'essaye de trouver des indices.
Je dit sur le chemin à la femme de ménage qu'il n'y a plus de miel pour le petit déjeuner. Qui était censé être inclus. Elle m'amène dans leur remise et me sort des paquets de biscotte. "C'est tout ce qu'on a, pour le reste il faut attendre trois mois, on n'est approvisionné que tous les trois mois ici. On était plein l'été dernier, alors y a plus rien maintenant" (l'été dernier... c'était il y a 6 mois, donc 2 fois 3 mois, si je compte bien...). Je décline les biscottes, car il y en a déjà des caisses dans la cuisine. Ce n'est pas grave, j'achèterai du miel. Mais je pense à leur table dans la cuisine du personnel, couverte d'un plateau regorgeant de confitures diverses et de miels du mont Hymète... C'est comme le chauffage, en somme. Je comprends que ce centre pour écrivains et traducteurs fonctionnerait mieux sans ces damnés écrivains et traducteurs... Je trouve la bouilloire électrique réparée dans notre cuisine et la pique pour ma chambre.
L'hôpital rachète un peu tout ces tracas. Je peux enfin voir un docteur, charmant, qui m'explique mon mal pendant une demi-heure. Puis la secrétaire, charmante, met une demi-heure à me faire payer 60 euros la visite. Ce n'est pas du temps de perdu, j'ai enfin une ordonnance, et bientôt les médicaments qui me soulageront.
Dans la rue, j'ai bizarrement l'impression d'atterir enfin, comme si j'avais eu un décalage horaire qu'il m'aurait fallu une semaine pour surmonter. Je me sens plus à l'aise dans les rues, dans la ville, dans ma vie ici. Pourtant le temps n'a pas changé, il pleuvine toujours une pluie grise et froide. Est-ce d'avoir acheté ce parapluie rouge? Je me sens un autre homme.
Je pars vers la vieille ville pour me promener. Après un tour des remparts où je me suis égaré dans les douves, solitaires comme moi, mais asséchées, je pénètre enfin dans la forteresse. Je visite le palais des grands maîtres de l'ordre de Saint-Jean. C'est un grand château-fort médiéval, massif mais pittoresque. Transformé en dépôt de munitions par les Turcs, il a été victime d'une explosion massive en 1856, causant la mort de 800 personnes dans la ville. Si je me souviens bien, c'est un sort similaire qui a coûté la destruction du Parthénon à Athènes. Sacrés Ottomans. Le palais était un tas de ruine quand les Italiens ont décidé de le rebâtir pour en faire une demeure secondaire pour Mussolini. Il paraît qu'ils ont pris d'énormes libertés avec la réalité architecturale. C'est très probable, bien des parties font trop propres, cependant l'ensemble n'est pas désagréable et parle plus qu'une ruine. Je me promène seul dans les pièces gigantesques. La seule gardienne des lieux n'a pas daigné quitter son poèle électrique. J'erre donc à ma guise au milieu des meubles médiévaux, et des mosaïques romaines transportées de Cos en ce lieu par les Italiens. Il y a une beauté majestueuse dans cet ensemble, et une tristesse languide aussi. Je la retrouve dans la rue, cette fameuse rue des Chevaliers où se trouvent les bâtiments des différentes "langues" (nations) qui co-géraient l'ordre hospitalier. Un air de désolation, malgré les énormes travaux de rénovation effectués par les Italiens pour redonner son air gothique à cette rue. Je ne me sens pourtant pas attiré par la poésie des ruines et des considérations sur la mort des civilisations. En fait, ce sujet est incroyablement élimé : c'est toujours la même conclusion qui s'impose après une rêverie de ce genre, c'est incroyablement limité en possibles. Tempus fugit, o tempora o mores, un peu de Cicéron, une phrase de Valéry, et on a tout dit.
Je pense plutôt à l'effort ridicule des Italiens pour redonner à Rhodes son faste médiéval et chrétien, voire Italien, en gommant toute trace d'occupation ottomane (presque 400 ans...) et en infusant un style "néo-vénitien" à leurs constructions. Mais c'est oublier que Venise elle-même était la porte de l'Orient et très redevable à ce dernier. Si bien qu'arrivé ici, face aux batisses italiennes, j'ai cru souvent être devant une demeure ottomane, tant les deux styles, qui de moucharabieh en pointe, qui d'ogive en stuc, finissent par se ressembler...
Je vais déjeuner dans la rue Amérikis, dans un très joli café à la mode installé dans une vieille maison (italienne, ottomane?), le "Casa la femme" (sic). La jeunesse branchée me semble plus belle, enfin. Je vois de très beaux jeunes gens. C'est surtout leur style qui m'est difficile à apprécier. Les filles ressemblent à Lady Gaga, sans le glamour, et les garçons à Georges Michael, version 1990. Ce n'est pas facile à porter. Et c'est terrible comme le style peut tuer la beauté. Il faut s'adonner à une véritable archéologie des looks pour arriver à déceler la beauté originelle des êtres.
J'ai froid, car mes pieds sont trempés. Je décide de rentrer après le café. Je fais un détour par le supermarché acheter quelques légumes pour me faire une ratatouille.
Je retourne travailler. C'est incroyable, je suis ici depuis une semaine, affairé, studieux, et pourtant je n'ai toujours pas commencé mon livre...
Le soir, vers 22h, j'ai faim, j'ai besoin de sortir. Le vent s'est levé et souffle à tout rompre sur la falaise. La lune est presque pleine derrière un voile de brume. On dirait en voyant le ciel qu'il va peut-être enfin faire beau. Ah, ce temps maniaco-dépressif, comme disait Alexander. Il me manque en fait. C'était bien de sentir, non pas tant sa présence, que sa possibilité. Je sais que désormais qu'il est parti, je ne vais pas faire d'effort pour faire des rencontres et que je ne parlerai guère à personne. Je connais cet état, je l'ai déjà vécu, et c'est ce que je recherchais en venant ici. Mais c'est étrange, car ici la solitude est différente. Chez moi, à la campagne, je ne me sens jamais seul, et le suis pourtant plus qu'ici. J'ai la maison. Elle est chaleureuse, elle est douce, elle me veut du bien et me protège. Ici, c'est différent. J'ai l'impression qu'Alexander est parti en laissant derrière lui Fritz, qui me regarde avec ses longues bacchantes et son regard de cocker, comme s'il disait : "Et maintenant?".
Je ne sais pas, Fritz. Maintenant, c'est toi et moi, et le travail. Ne me demande pas. J'ignore au fond pourquoi je suis venu aussi loin pour écrire ce livre, alors que je pouvais être dans ma cabane près de Séoul, au chaud, confortable... J'avais besoin de distance. Comprends-tu? Comprends-tu, Fritz? Moi, je ne comprends pas bien, au fond...
Il hausse les épaules. Il n'a rien à dire non plus. Je me promène, visite le vieil hôtel des Roses, où se trouve le Casino, le vieux palace des Italiens face à la mer, et son luxe désuet de pension de famillle. J'ai faim. J'achète un "sandwich grec", c'est-à-dire un souvlaki dans une pita. C'est infect, mais la pita est bonne. C'est ce qu'il y a de meilleur ici. Mon esprit erre avec les nuages dans le ciel. Je me demande où sont faites ces pitas qu'ils utilisent dans les magasins de gyros. Pas sur place, je pense. Il doit y avoir une petite fabrique artisanale qui fabrique les pitas tous les jours et les livre. Car elles sont fraîches. Et il est difficile de trouver des boulangeries ici, jusqu'à présent je n'en ai vu que deux. Une fabrique, mais familiale, avec une bonne recette traditionnelle. Mon esprit erre et roule sur la pita. Je pense à ce restaurant où je suis allé, ils faisaient leur pita maison, mais de grandes portions rectangulaires qu'ils coupaient ensuite en petits carrés. On aurait dit de grands paillassons de pita.
Mes pas m'ont porté dans la ruelle du centre. Soudain, derrière moi un bruit surgit de l'ornière sombre. Quelqu'un? Ce sont des pierres qui ont roulé de la colline. Et si on me suivait? J'accélère le pas. C'est ridicule, ce sera la pluie qui a détrempé les sols. Le vent souffle, les vagues s'abattent sur la plage en contrebas. Dans la nuit, on aperçoit la côte turque. Demain il fera beau. Je rentre dans la grande maison silencieuse qui craque et m'enferme dans ma chambre.
La chambre était une véritable étuve, entre le climatiseur et les radiateurs qui marchaient à nouveau. Je me suis habillé et je suis allé voir Angeliki. Je suis d'abord tombé sur la femme de ménage. Je lui ai dit avec entrain que le chauffage marchait, que c'était fabuleux. Je lui ai demandé s'il marcherait tout le temps, maintenant qu'il est réparé. Non, me dit-elle, seulement pendant les heures de bureau, quand il seraient là. J'étais dans l'embrasure de la porte, et elle me faisait face dans le bureau. Face à elle, derrière la porte, je sentais la présence de quelqu'un. C'était un homme et il prit la parole en grec. Elle le regarda puis me traduisit ses paroles. "On ne peut pas chauffer toute la journée pour rien" ("rien" me désignant ici). "Je comprends, ajoutai-je. Mais je crois savoir qu'il vaut mieux chauffer une grande maison comme celle-ci à feu doux tout le temps, plutôt que quelques heures par jour à plein régime". Je ne sais pas si cette théorie est avérée, mais elle me convenait mieux, en fait. En même temps, la maison est si grande, les murs et sols si glacés que je suis sur qu'il lui faut des heures pour se réchauffer... "Pas d'argent du gouvernement, la crise, nous sommes pauvres", me dit la femme de ménage. L'homme rajoute qu'il n'y a pas assez de mazout pour chauffer toute la journée, qu'ils ne peuvent tenir qu'un mois. Je lui dis que les chauffages électriques que nous utilisons coûtent plus cher. Il répond que c'est l'état qui paye l'électricité, donc que cela n'a pas d'importance.
Que répondre face à ces arguments d'autorité? Je suis dans un pays en faillite, je ne veux pas me montrer difficile et risquer de paraître capricieux. Je leur dis que je suis très content d'avoir le chauffage le jour. En tout cas, le manager hier m'a menti quand il a affirmé que le chauffage central était à nouveau cassé, mais qu'il remarcherait le lendemain. Il pouvait être rouge de honte.
J'en profite pour demander à la femme de ménage quand elle pense faire le nettoyage hebdomadaire de ma chambre. Je sens que je la dérange, car le ménage du Centre en cette saison signifie pour elle principalement rester assise dans ce bureau de 9h à 15h à discuter bruyamment avec cet homme invisible. Elle se lève et soudain se met à boîter. "Je me suis cassé la jambe la semaine dernière...", me dit-elle. Je n'insiste pas. J'arrive tout de même à obtenir d'elle une grande serviette pour mettre devant ma porte et bloquer l'air froid qui s'infiltre par en-dessous.
Dans le couloir, je tombe sur Angeliki qui a dû entendre ma voix. Elle sourit mais a l'air de vouloir clarifier un point. "Comment se fait-il que tu aies froid avec le climatiseur dans ta chambre? J'aimerais bien avoir un climatiseur dans mon bureau. Je n'ai rien et il fait très froid. Mais je ne dis rien. Et chez moi, j'ai bien assez d'un climatiseur..." Je comprends qui a donné l'ordre pour les couvertures que je voulais obtenir pour le sol. C'est un débat éthique ici qui nous occupe donc : ce qui est bien pour moi est suffisant pour toi aussi. Je comprends cette sensibilité en temps de crise où le sentiment de honte national rend susceptible face aux étrangers. J'essaye de lui expliquer que j'ai eu la grippe, la fièvre pendant deux jours, que l'air sec du climatiseur agrave ma sinusite, que l'air chaud monte et laisse le sol gelé, que je suis à mon bureau immobile 8 heures par jour, et que je n'arrive pas à guérir. Mais, ajoutai-je pour montrer ma bonne volonté, je suis très heureux d'avoir le chauffage central maintenant". "Oui, je ne vois pas où est le problème, avec le chauffage". Je lui fais tout de même remarquer qu'il ne marche que depuis hier et uniquement pendant LEURS heures de bureau (8h30-14h), me laissant donc la plupart de la journée et de la nuit dans le froid... Elle insiste et me dit que le chauffage marche très bien, en effet. Je ne dis rien et répète que je suis très heureux d'avoir le chauffage central dans la journée. Je ne peux cependant m'empêcher de lui dire qu'Alexander avait été malade tout le séjour lui aussi, que ce n'est pas que moi. J'omets de dire que de toute manière, Alexander aurait été malade, le chauffage n'ayant rien à voir avec ses problèmes spasmodiques et météoritiques. Angeliki me resert l'argument de la crise. Je comprends bien. Je me demande si alors c'est la meilleure idée de proposer des résidences d'écriture gratuites si c'est pour ne pas arriver à leur maintenir un niveau minimum de confort. Mais je ne dis rien, car c'est mesquin, et de toute manière je suis heureux d'être ici. Angeliki ajoute qu'elle est surprise car comme je viens de Corée du Sud où il fait bien plus froid qu'ici... Je lui dis "en effet", sans vouloir relever qu'en Corée du Sud, on chauffe les maisons par le sol... Je souhaite finir sur une note sympathique. Au fond, ces gens ont une gentillesse bourrue, mais ils sont certainement gentils. Je lui demande si elle peut m'aider à trouver un docteur. Il faut toujours faire croire aux gens qu'ils vous sont nécessaires, que vous dépendez d'eux, cela les adoucit d'imaginer avoir un ascendant sur vous. En effet, elle retrouve le sourire et s'exécute. Elle prend le téléphone pour appeler la clinique à côté. Comme toujours, le coup de téléphone dure 15 minutes. Je me demande ce qui peux être si long dans la question et la réponse. J'ai l'impression qu'elle lui raconte toute la vie du centre, et aussi comment je suis un emmerdeur hypocondriaque. Elle me dit finalement que je peux y aller avant 13h30. Pour finir en beauté, je lui demande, l'air intéressén: "Au fait, Angeliki, que veut dire 'Iasas', que j'entends beaucoup ici". Elle rougit de plaisir : "cela veut dire 'salut', iasas, iasas, bye, bye". Iasas donc.
Je ne connais pas les stéréotypes des Grecs sur les Français. Nous avons souvent une mauvaise image de peuple prétentieux, vain et efféminé. J'ai lu dans mon guide (grec, en anglais) sur Rhodes, par exemple, que le spectacle son et lumière de la forteresse est une production française, et que "bien que dénué de toute technique moderne tels que lasers", il n'est pas si mauvais que cela. C'est une drôle de manière de faire l'article de ce show, l'unique du genre dans l'île... Enfin, je ne sais pas si tout cela a un rapport avec moi. J'essaye de trouver des indices.
Je dit sur le chemin à la femme de ménage qu'il n'y a plus de miel pour le petit déjeuner. Qui était censé être inclus. Elle m'amène dans leur remise et me sort des paquets de biscotte. "C'est tout ce qu'on a, pour le reste il faut attendre trois mois, on n'est approvisionné que tous les trois mois ici. On était plein l'été dernier, alors y a plus rien maintenant" (l'été dernier... c'était il y a 6 mois, donc 2 fois 3 mois, si je compte bien...). Je décline les biscottes, car il y en a déjà des caisses dans la cuisine. Ce n'est pas grave, j'achèterai du miel. Mais je pense à leur table dans la cuisine du personnel, couverte d'un plateau regorgeant de confitures diverses et de miels du mont Hymète... C'est comme le chauffage, en somme. Je comprends que ce centre pour écrivains et traducteurs fonctionnerait mieux sans ces damnés écrivains et traducteurs... Je trouve la bouilloire électrique réparée dans notre cuisine et la pique pour ma chambre.
L'hôpital rachète un peu tout ces tracas. Je peux enfin voir un docteur, charmant, qui m'explique mon mal pendant une demi-heure. Puis la secrétaire, charmante, met une demi-heure à me faire payer 60 euros la visite. Ce n'est pas du temps de perdu, j'ai enfin une ordonnance, et bientôt les médicaments qui me soulageront.
Dans la rue, j'ai bizarrement l'impression d'atterir enfin, comme si j'avais eu un décalage horaire qu'il m'aurait fallu une semaine pour surmonter. Je me sens plus à l'aise dans les rues, dans la ville, dans ma vie ici. Pourtant le temps n'a pas changé, il pleuvine toujours une pluie grise et froide. Est-ce d'avoir acheté ce parapluie rouge? Je me sens un autre homme.
Je pars vers la vieille ville pour me promener. Après un tour des remparts où je me suis égaré dans les douves, solitaires comme moi, mais asséchées, je pénètre enfin dans la forteresse. Je visite le palais des grands maîtres de l'ordre de Saint-Jean. C'est un grand château-fort médiéval, massif mais pittoresque. Transformé en dépôt de munitions par les Turcs, il a été victime d'une explosion massive en 1856, causant la mort de 800 personnes dans la ville. Si je me souviens bien, c'est un sort similaire qui a coûté la destruction du Parthénon à Athènes. Sacrés Ottomans. Le palais était un tas de ruine quand les Italiens ont décidé de le rebâtir pour en faire une demeure secondaire pour Mussolini. Il paraît qu'ils ont pris d'énormes libertés avec la réalité architecturale. C'est très probable, bien des parties font trop propres, cependant l'ensemble n'est pas désagréable et parle plus qu'une ruine. Je me promène seul dans les pièces gigantesques. La seule gardienne des lieux n'a pas daigné quitter son poèle électrique. J'erre donc à ma guise au milieu des meubles médiévaux, et des mosaïques romaines transportées de Cos en ce lieu par les Italiens. Il y a une beauté majestueuse dans cet ensemble, et une tristesse languide aussi. Je la retrouve dans la rue, cette fameuse rue des Chevaliers où se trouvent les bâtiments des différentes "langues" (nations) qui co-géraient l'ordre hospitalier. Un air de désolation, malgré les énormes travaux de rénovation effectués par les Italiens pour redonner son air gothique à cette rue. Je ne me sens pourtant pas attiré par la poésie des ruines et des considérations sur la mort des civilisations. En fait, ce sujet est incroyablement élimé : c'est toujours la même conclusion qui s'impose après une rêverie de ce genre, c'est incroyablement limité en possibles. Tempus fugit, o tempora o mores, un peu de Cicéron, une phrase de Valéry, et on a tout dit.
Je pense plutôt à l'effort ridicule des Italiens pour redonner à Rhodes son faste médiéval et chrétien, voire Italien, en gommant toute trace d'occupation ottomane (presque 400 ans...) et en infusant un style "néo-vénitien" à leurs constructions. Mais c'est oublier que Venise elle-même était la porte de l'Orient et très redevable à ce dernier. Si bien qu'arrivé ici, face aux batisses italiennes, j'ai cru souvent être devant une demeure ottomane, tant les deux styles, qui de moucharabieh en pointe, qui d'ogive en stuc, finissent par se ressembler...
Je vais déjeuner dans la rue Amérikis, dans un très joli café à la mode installé dans une vieille maison (italienne, ottomane?), le "Casa la femme" (sic). La jeunesse branchée me semble plus belle, enfin. Je vois de très beaux jeunes gens. C'est surtout leur style qui m'est difficile à apprécier. Les filles ressemblent à Lady Gaga, sans le glamour, et les garçons à Georges Michael, version 1990. Ce n'est pas facile à porter. Et c'est terrible comme le style peut tuer la beauté. Il faut s'adonner à une véritable archéologie des looks pour arriver à déceler la beauté originelle des êtres.
J'ai froid, car mes pieds sont trempés. Je décide de rentrer après le café. Je fais un détour par le supermarché acheter quelques légumes pour me faire une ratatouille.
Je retourne travailler. C'est incroyable, je suis ici depuis une semaine, affairé, studieux, et pourtant je n'ai toujours pas commencé mon livre...
Le soir, vers 22h, j'ai faim, j'ai besoin de sortir. Le vent s'est levé et souffle à tout rompre sur la falaise. La lune est presque pleine derrière un voile de brume. On dirait en voyant le ciel qu'il va peut-être enfin faire beau. Ah, ce temps maniaco-dépressif, comme disait Alexander. Il me manque en fait. C'était bien de sentir, non pas tant sa présence, que sa possibilité. Je sais que désormais qu'il est parti, je ne vais pas faire d'effort pour faire des rencontres et que je ne parlerai guère à personne. Je connais cet état, je l'ai déjà vécu, et c'est ce que je recherchais en venant ici. Mais c'est étrange, car ici la solitude est différente. Chez moi, à la campagne, je ne me sens jamais seul, et le suis pourtant plus qu'ici. J'ai la maison. Elle est chaleureuse, elle est douce, elle me veut du bien et me protège. Ici, c'est différent. J'ai l'impression qu'Alexander est parti en laissant derrière lui Fritz, qui me regarde avec ses longues bacchantes et son regard de cocker, comme s'il disait : "Et maintenant?".
Je ne sais pas, Fritz. Maintenant, c'est toi et moi, et le travail. Ne me demande pas. J'ignore au fond pourquoi je suis venu aussi loin pour écrire ce livre, alors que je pouvais être dans ma cabane près de Séoul, au chaud, confortable... J'avais besoin de distance. Comprends-tu? Comprends-tu, Fritz? Moi, je ne comprends pas bien, au fond...
Il hausse les épaules. Il n'a rien à dire non plus. Je me promène, visite le vieil hôtel des Roses, où se trouve le Casino, le vieux palace des Italiens face à la mer, et son luxe désuet de pension de famillle. J'ai faim. J'achète un "sandwich grec", c'est-à-dire un souvlaki dans une pita. C'est infect, mais la pita est bonne. C'est ce qu'il y a de meilleur ici. Mon esprit erre avec les nuages dans le ciel. Je me demande où sont faites ces pitas qu'ils utilisent dans les magasins de gyros. Pas sur place, je pense. Il doit y avoir une petite fabrique artisanale qui fabrique les pitas tous les jours et les livre. Car elles sont fraîches. Et il est difficile de trouver des boulangeries ici, jusqu'à présent je n'en ai vu que deux. Une fabrique, mais familiale, avec une bonne recette traditionnelle. Mon esprit erre et roule sur la pita. Je pense à ce restaurant où je suis allé, ils faisaient leur pita maison, mais de grandes portions rectangulaires qu'ils coupaient ensuite en petits carrés. On aurait dit de grands paillassons de pita.
Mes pas m'ont porté dans la ruelle du centre. Soudain, derrière moi un bruit surgit de l'ornière sombre. Quelqu'un? Ce sont des pierres qui ont roulé de la colline. Et si on me suivait? J'accélère le pas. C'est ridicule, ce sera la pluie qui a détrempé les sols. Le vent souffle, les vagues s'abattent sur la plage en contrebas. Dans la nuit, on aperçoit la côte turque. Demain il fera beau. Je rentre dans la grande maison silencieuse qui craque et m'enferme dans ma chambre.