Je me réveille. Aujourd'hui le chauffage ne marche pas.
Il pleut toujours, toujours du vent...
Comme j'ai la bouilloire électrique dans la chambre, je peux me préparer mon petit déjeuner sans descendre à la cuisine et attendre 30 minutes que l'eau bouille. Café en poudre, biscottes beurrées au miel, jus de fruit... Je reste le jour entier dans la chambre à travailler. C'est une vraie cellule monastique.
Je regarde de temps en temps la plage par la fenêtre, et cette côte occidentale de la ville, si déserte, si triste en hiver. Il paraît qu'en été, c'est très vivant, et qu'on entend la musique des bars jusqu'au centre. Bien sûr, les résidences, les appartements en time-share, les hôtels, les meublés se remplissent. Les retraités d'Europe du Nord reviennent avec le soleil, comme des oiseaux migrateurs, et peu à peu les touristes de Russie, d'Allemagne, d'Italie... Mais on sent que cette partie de la ville n'est pas la plus riche. C'est la plus développée, la plus récente, puisqu'elle date des années 1980 quand les enfants du pays ayant fait fortune à l'étranger revinrent pour investir leurs dollars dans le béton. Les vieilles demeures de villégiature furent remplacées par ces blocs de béton, ces hôtels de troisième catégorie qu'une ou deux décennies ont suffi à rendre minables. Il y a bien un hôtel cinq étoiles, le Grand Hôtel, au bord de la plage, mais on dirait un sanatorium de la mer Noire, quelque part en Bulgarie... Certainement que le sirtaki, la pop internationale, la foule des vacanciers en Crocs, le soleil, la chaleur et les odeurs de souvlaki rendent ce quartier plus vivant l'été. Mais il y règne définitivement un air d'obsolescence... Par contraste, le quartier est respire l'argent. Il y a les hôtels les plus sélects, comme l'Hôtel des Roses ou le Park Hotel, les boutiques de luxe (Christophe, Baccarat, toutes les marques de vêtements possible, un nombre incroyable de bijoutiers...), car on est prêt des quais et des croisières de luxe qui déversent leurs flots de touristes heureux de dépenser une fois à terre. La ville s'est comme naturellement scindée en deux le long de son centre-nord, le quartier historique relooké par les Italiens pour être leur Côte d'Azur de la mer Egée, et la côte ouest, plus venteuse, pour le tourisme de masse et les retraités...
Je descends le soir me faire réchauffer mon dîner. Soudain, au détour des grands escaliers craquants, dans le hall désert, à la fenêtre de la porte d'entrée, un visage collé à la vitre... Je retiens un cri... et reconnais la voisine-gardienne. Je ne l'ai pas encore présentée. En fait, c'est ma première rencontre ici, puisqu'elle est apparue le premier soir au son de mes valises roulant dans la cour. Elle habite deux petites maisons collées au Centre, dont une a une vue à couper le souffle, adossée à la falaise. Elle a tout de la vieille veuve grecque, longue robe noire couverte de tabliers de la même couleur, et sur la tête un grand châle, noir aussi, comme une longue serpillère qui lui tombe sur les bras. Seul détail moderne, à ses pieds,des Crocs, noirs eux aussi, qu'elle porte avec des bas de laine. Je l'ai croisée souvent, elle fait ses allers-retours entre les deux maisons et la cour du Centre. Mais ce soir elle me surprend. Elle ne parle pas anglais, mais a un peu de vocabulaire qu'elle mitonne d'un pantomime dont je dois avouer ne pas comprendre toutes les conventions. Elle me fait signe que quelqu'un vient, tourne, et repart, le soir, tous les soirs, quelqu'un de triste, qui vient guetter dans le Centre désert, et elle se frappe la poitrine comme surprise, effrayée, je comprends qu'elle a peur... Mon sang ne fait qu'un tour! Nous avons un rôdeur! Qui? Un homme? Etranger? Quel âge? Quand? Elle se frappe la poitrine et répète "Sekuritat". Cela ne me rassure guère...
Je comprends enfin que le rôdeur, c'est elle. Elle se promène ici tous les soirs ("volta" en grec, m'explique-t-elle, pédagogue) parce qu'elle est seule. Elle est veuve. Elle a perdu son mari il y a 29 ans... Il était américain, c'est pourquoi son fils aîné de 37 ans a les yeux bleus. Elle a besoin de compter avec ses mains. Trois dizaines, puis 7 doigts. Elle recommence pour le mari. 29 ans qu'il est mort, 29. Et elle a encore un autre fils, de 30 ans. Trois dizaines. Puis elle fait mine de pétrir une pâte à pain, une pita peut-être, de la retourner, de la fariner, puis de l'aplatir entre ses mains à grands coups, deux fois. Elle vient de me mimer la mort de son mari, écrasé par une auto "très grande, très très grande" (un camion?). Je suis toujours derrière la fenêtre fermée. J'ai mon repas dans les mains. J'essayer d'être gentil et poli, je m'exclame, je ponctue le pantomime de "ah?", "oh my God!", etc. Mais je n'ai pas trop envie de lui ouvrir et de passer la soirée avec elle - car je sens qu'elle resterait bien avec moi à papoter... Je fais mine de m'éloigner un peu. Elle voit son chat, Trophy, qui passe les journées sous le porche. Elle l'aime, il est si mignon! Pour me le prouver, elle l'attrape par une patte, et le soulève vers la fenêtre. Le chat hurle, crache et la griffe à la main. Elle le jette à terre. Ah, le coquin, il est si mignon, c'est son compagnon! C'est Trophy! Il n'a pas voulu lui faire de mal... Je pars doucement à reculons pendant qu'elle essaye de le rattraper. Elle le saisit au cou et le tient appuyé contre la vitre. Le chat, les quatre pattes écartées, extatique, souffle et crache en me regardant avec des yeux de feu... "Iasas, iasas", je file à la cuisine.
Il pleut toujours, toujours du vent...
Comme j'ai la bouilloire électrique dans la chambre, je peux me préparer mon petit déjeuner sans descendre à la cuisine et attendre 30 minutes que l'eau bouille. Café en poudre, biscottes beurrées au miel, jus de fruit... Je reste le jour entier dans la chambre à travailler. C'est une vraie cellule monastique.
Je regarde de temps en temps la plage par la fenêtre, et cette côte occidentale de la ville, si déserte, si triste en hiver. Il paraît qu'en été, c'est très vivant, et qu'on entend la musique des bars jusqu'au centre. Bien sûr, les résidences, les appartements en time-share, les hôtels, les meublés se remplissent. Les retraités d'Europe du Nord reviennent avec le soleil, comme des oiseaux migrateurs, et peu à peu les touristes de Russie, d'Allemagne, d'Italie... Mais on sent que cette partie de la ville n'est pas la plus riche. C'est la plus développée, la plus récente, puisqu'elle date des années 1980 quand les enfants du pays ayant fait fortune à l'étranger revinrent pour investir leurs dollars dans le béton. Les vieilles demeures de villégiature furent remplacées par ces blocs de béton, ces hôtels de troisième catégorie qu'une ou deux décennies ont suffi à rendre minables. Il y a bien un hôtel cinq étoiles, le Grand Hôtel, au bord de la plage, mais on dirait un sanatorium de la mer Noire, quelque part en Bulgarie... Certainement que le sirtaki, la pop internationale, la foule des vacanciers en Crocs, le soleil, la chaleur et les odeurs de souvlaki rendent ce quartier plus vivant l'été. Mais il y règne définitivement un air d'obsolescence... Par contraste, le quartier est respire l'argent. Il y a les hôtels les plus sélects, comme l'Hôtel des Roses ou le Park Hotel, les boutiques de luxe (Christophe, Baccarat, toutes les marques de vêtements possible, un nombre incroyable de bijoutiers...), car on est prêt des quais et des croisières de luxe qui déversent leurs flots de touristes heureux de dépenser une fois à terre. La ville s'est comme naturellement scindée en deux le long de son centre-nord, le quartier historique relooké par les Italiens pour être leur Côte d'Azur de la mer Egée, et la côte ouest, plus venteuse, pour le tourisme de masse et les retraités...
Je descends le soir me faire réchauffer mon dîner. Soudain, au détour des grands escaliers craquants, dans le hall désert, à la fenêtre de la porte d'entrée, un visage collé à la vitre... Je retiens un cri... et reconnais la voisine-gardienne. Je ne l'ai pas encore présentée. En fait, c'est ma première rencontre ici, puisqu'elle est apparue le premier soir au son de mes valises roulant dans la cour. Elle habite deux petites maisons collées au Centre, dont une a une vue à couper le souffle, adossée à la falaise. Elle a tout de la vieille veuve grecque, longue robe noire couverte de tabliers de la même couleur, et sur la tête un grand châle, noir aussi, comme une longue serpillère qui lui tombe sur les bras. Seul détail moderne, à ses pieds,des Crocs, noirs eux aussi, qu'elle porte avec des bas de laine. Je l'ai croisée souvent, elle fait ses allers-retours entre les deux maisons et la cour du Centre. Mais ce soir elle me surprend. Elle ne parle pas anglais, mais a un peu de vocabulaire qu'elle mitonne d'un pantomime dont je dois avouer ne pas comprendre toutes les conventions. Elle me fait signe que quelqu'un vient, tourne, et repart, le soir, tous les soirs, quelqu'un de triste, qui vient guetter dans le Centre désert, et elle se frappe la poitrine comme surprise, effrayée, je comprends qu'elle a peur... Mon sang ne fait qu'un tour! Nous avons un rôdeur! Qui? Un homme? Etranger? Quel âge? Quand? Elle se frappe la poitrine et répète "Sekuritat". Cela ne me rassure guère...
Je comprends enfin que le rôdeur, c'est elle. Elle se promène ici tous les soirs ("volta" en grec, m'explique-t-elle, pédagogue) parce qu'elle est seule. Elle est veuve. Elle a perdu son mari il y a 29 ans... Il était américain, c'est pourquoi son fils aîné de 37 ans a les yeux bleus. Elle a besoin de compter avec ses mains. Trois dizaines, puis 7 doigts. Elle recommence pour le mari. 29 ans qu'il est mort, 29. Et elle a encore un autre fils, de 30 ans. Trois dizaines. Puis elle fait mine de pétrir une pâte à pain, une pita peut-être, de la retourner, de la fariner, puis de l'aplatir entre ses mains à grands coups, deux fois. Elle vient de me mimer la mort de son mari, écrasé par une auto "très grande, très très grande" (un camion?). Je suis toujours derrière la fenêtre fermée. J'ai mon repas dans les mains. J'essayer d'être gentil et poli, je m'exclame, je ponctue le pantomime de "ah?", "oh my God!", etc. Mais je n'ai pas trop envie de lui ouvrir et de passer la soirée avec elle - car je sens qu'elle resterait bien avec moi à papoter... Je fais mine de m'éloigner un peu. Elle voit son chat, Trophy, qui passe les journées sous le porche. Elle l'aime, il est si mignon! Pour me le prouver, elle l'attrape par une patte, et le soulève vers la fenêtre. Le chat hurle, crache et la griffe à la main. Elle le jette à terre. Ah, le coquin, il est si mignon, c'est son compagnon! C'est Trophy! Il n'a pas voulu lui faire de mal... Je pars doucement à reculons pendant qu'elle essaye de le rattraper. Elle le saisit au cou et le tient appuyé contre la vitre. Le chat, les quatre pattes écartées, extatique, souffle et crache en me regardant avec des yeux de feu... "Iasas, iasas", je file à la cuisine.