Deuxième jour de soleil. Je sors illico me promener.
Je descends dans la vieille ville par la porte d'Amboise. J'emprunte la rue des Chevaliers. Aujourd'hui l'hôtel de la Langue de France, qui abrite notre consulat honoraire, est ouvert. Je pénètre dans le bâtiment qui semble vide. Comme toute la rue. Au hasard des portes cochères ouvertes, je rentre ma tête de ci, de là. Je rentre dans Sainte Catherine, l'église au bas de la rue. C'est une des plus anciennes de la ville. Elle est en rénovation. Je me fais violemment refouler par les ouvriers qui déjeunent.
En face, il y a l'office du tourisme. J'y rentre pour demander où se trouve le musée byzantin. Une employée charmane a l'air charmé qu'un touriste enfin se présente à elle. Elle m'explique que le musée, autrefois dans l'église, a été déménagé dans le palais du grand maître. Je lui dis qu'en hiver, seule le premier étage est visitable, ce qui apparemment n'inclut pas le musée. Elle est étonnée, je lui propose d'appeler pour vérifier. En effet, en hiver, service minimum... Elle est outrée. Le personnel pourrait ouvrir le musée aux rares touristes, ils n'ont rien d'autre à faire.... Il faut montrer le pays aux gens qui viennent exprès de loin pour le voir. Je suis moins extrêmiste qu'elle, je comprends qu'en hiver et en temps de crise, on ne puisse pas montrer tous les musées. Je le regrette, mais le comprends. Elle ne l'entend pas ainsi. Elle m'entraîne dehors pour me faire une démonstration par l'exemple de ce qu'un fonctionnaire consciencieux devrait faire. Elle me fait l'histoire de Sainte Catherine, et m'entraîne dans l'église. Elle connaît l'archéologue en charge des travaux, et lui demande la permission de me faire entrer. Elle me montre les superbes fresques vieilles de presque mille ans qui ornent les parois. Dans une cour derrière le bâtiment où gisent fûts de colonnes et chapiteaux antiques, elle me montre en contrebas l'entrée d'un souterrain. Personne n'est habituellement admis ici, me fait-elle valoir. C'est l'entrée de l'un des nombreux tunnels qui parcourent la ville et menaient vers le port pour le ravitaillement en cas de siège. Elle me ramène à son bureau et veut me donner une brochure en grec sur l'église. Mais il n'y en a qu'un seul exemplaire. Elle ne peut pas me le donner. Elle va faire une copie. Je lui dis que ce n'est pas la peine. Elle insiste, c'est une très beau document... Mais je crois qu'elle se rend compte qu'elle ne peut pas faire de photocopie dans son bureau. Alors elle sort un gros catalogue d'un tiroir : un rapport illustré de photos des travaux de rénovation de la vieille ville de 1984 à 2003. Chaque bâtiment rénové présente une photo avant et après les travaux. Je m'extasie, honnêtement ravi de ce document. Elle me l'offre, grisée par sa mission. Elle pourra en trouver un autre. J'accepte, car je suis curieux de voir l'état de la ville avant les restaurations. Je la remercie chaudement et repars.
Je regarde dans la rue le catalogue. C'est incroyable le travail qui a été fait. J'avais l'impression que de nombreux sites étaient à l'abandon, mal entretenus, pas encore rénovés. Mais ce n'est rien par rapport à ce que dut être la ville il y a vingt ou trente ans. Des quartiers entiers n'étaient que de simples ruines. La ville est vraiment revenue à la vie récemment. Même s'il reste encore à faire, en regardant le catalogue, je me rends compte de l'oeuvre accomplie.
En parlant avec les gens ici, je me rends compte qu'il y a une vraie rancoeur des Grecs vis-à-vis des Turcs. Pour eux, ils ont profané les églises, laissé les monuments anciens tomber en ruine, ils ont utilisé les églises comme mosquées, et les vieux palais comme maisons, les "ottomanisant" sans les entretenir. Ce sont des barbares, des mécréants, des vilains. Il y a les blessures et légendes de la colonisation : le fils de chaque famille grecque à cacher dans la cave jusqu'à l'âge de deux ans pour échapper à la tentative de génocide turque qui souhaitait tuer le nouveau-né male de tous les Grecs, la langue grecque interdite, la religion pratiquée en cachette... Il est évident qu'il y a mille vexations, et pire encore. C'est l'histoire tragique et banale de toute colonisation. Mais ce qui m'intéresse, c'est la valeur donnée par l'imaginaire collectif aux différentes expériences. Ce qui finalement reste dans la conscience collective. Par exemple, les Italiens, eux-mêmes présents comme colons, sont vénérés. Ils avaient de bons architectes... Peu importe que leurs travaux de restauration aient été très peu scientifiques et très idéologiques : ils avaient pour but de faire revivre le passé chrétien de l'île, son haritage "européen"... Les Italiens après tout sont les héritiers des Romains, eux-mêmes héritiers des Grecs anciens... Le lien se fait plus naturellement. Mais du coup les Grecs de Rhodes, et d'ailleurs aussi j'imagine, expulsent leur héritage "oriental", qui est une réalité depuis des temps bien plus immémoriaux que l'invasion ottomane... Ils s'ingénient à se penser comme résolument et uniquement "occidentaux, ce qui doit vouloir dire indo-européens, chrétiens, etc. Un Grec me dit même qu'Istambul est une très belle ville... grecque! C'est intéressant de voir que 500 ans de présence ottomane en Grèce signifie pour lui que les Turcs se sont hellénisés, sans qu'il imagine que les Grecs aient pu prendre bien des traits de la culture ottomane quant à l'architecture, l'urbanisme, la culture, la gastronomie, l'art de vivre, etc. C'est révélateur d'une volonté de se représenter, en tant que nation, d'une certaine manière, nonobstant la réalité objective. Je crois qu'il ne faut pas négliger ce "vouloir-être" très décidé, formateur d'une identité résiliente à travers les aléas de l'histoire. Il y a certes du mythe personnel là dedans, et beaucoup de déni, mais un désir d'identité (être ceci plutôt que cela) qui est troublant...
En visitant la ville ancienne, il est difficile de dire ce que vraiment les Ottomans ont fait ou n'ont pas fait quant à ce patrimoine. Ils ont visiblement habité la ville, et quel propriétaire ne prend pas soin de sa maison? Ils ont certes dû ajouter des éléments décoratifs propres à leur culture, comme ces jolis bow-windows de bois, et les moucharabieh aux fenêtres. Ils ont tranformé les églises en mosquées, et c'est regrettable pour un Chrétien, et sûrement pour bien des oeuvres d'art religieuses (mais il ne faut pas oublier que les chevaliers de l'Ordre ont pu quitter la ville en 1523 avec tout leur trésor, leurs archives, leurs reliques, et tous les gens qui souhaitaient les suivre - un geste rare de Soliman le Magnifique qui souhaitait ainsi rendre hommage au courage avec lequel ils s'étaient battus). Cependant ces bâtiments, transformés en mosquées, ont du coup été l'objet de soin de la part de ce peuple très religieux... Presque toutes le fontaines publiques de la ville sont turques. Le procés fait aux Ottomans quant au patrimoine de la ville n'est pas objectif...
Je roule ces pensées alors que je me promène dans les ruelles vides, que je me régale à m'y perdre. Je me désole aussi de ce vide quasi général de la ville le jour, de cette absence quasi générale de commerce ouvert : c'est un espace tout entier tourné, à part un quartier encore habité et celui des bars et clubs la nuit, vers le tourisme estival. Certes il y a un effort apparemment soutenu pour reconstruire, restaurer, sauvegarder les pierres. Mais l'esprit de cette ville comme ville, où est-il? C'est un immense shopping mall gothique, un grand food court médiéval. Une sorte de Disneyland des chevaliers. Qui est le plus à blâmer, si on considère l'âme des pierres, et non seulement les pierres seules?
Je retourne déjeuner à l'Agora, ma petite taverne d'hier. Ils sont aussi peu amènes que la veille. L'endroit à 15h est cependant plein. Je commande de la pieuvre grillée et un plat de purée de féves. Je me régale. La nourriture est toujours simple, mais fraîche et savoureuse. Dommage qu'ils ne soient pas plus agréables.
Dans le grand silence qui est le mien ici, j'ai le temps de penser à bien des choses inutiles. Je songe aux stérétorypes et généralités qui sont notre mode de connaissance le plus commun et naturel. Avant de venir ici, j'ai entendu mille fois que les Grecs étaient gentils et hospitaliers. Je n'avais qu'envie de le croire, je n'avais pas d'avis sur la question, mes derniers séjours ne m'ayant laissé que peu de préjugés en la matière. Mais depuis que je suis arrivé ici, je pense le contraire. Qu'est-ce qui m'amène à penser de la sorte? Je me dis que "les Grecs ne sont pas très sympathiques et plutôt rudes". Mais c'est encore une généralité. Sur quel chiffre est-elle basée? A combien de Grecs ai-je eu à faire depuis que je suis ici? Je suis sûr que le chiffre est dérisoire, et que le préjugé culturel avec lequel je partirai sera basé sur un nombre en dessous de toute valeur statistique. Pire encore, sur le nombre réel rencontré, je n'ai en fait retenu qu'un certain nombre de personnes qui m'ont marqué, soit par leur approche sympathique, comme la responsable de l'office du tourisme, ou par leur antipathie, comme au Centre par exemple. Bien sûr, les exemples extrêmes, qui marquent l'esprit, surtout les négatifs, quand comme moi on est seul, donc sensibilisé, sont ceux qui l'emportent dans notre impression d'un pays ou d'un "peuple". Je compte : j'ai rencontré de vraiment sympathiques - la patronne de Koukos, le patron d'un supermarché, la femme de l'office touristique, deux serveuses de restaurant, deux garçons de café, une vendeuse de magasin... et je crois que c'est tout. Le reste des personnes que j'ai rencontrées furent ou bien neutres, ou bien distantes et un peu agressives, sur la défensive - m'évoquant un peu les "locaux" du Bassin d'Arcachon, assez méprisants avec les "touristes" de Bordeaux, bref tous ces gens qui sont fatigués de ces touristes de passage dont ils dépendent, de plus, financièrement... Je retrouve cette même distance qui tente d'être polie, qui en a les formes, mais qui au fond témoigne d'une absence d'intérêt, d'une lassitude, et même parfois d'une certaine forme de haine... J'extrapole, mais c'est ainsi que je le ressens. Je pense à d'autres endroits où j'ai ressenti la même chose, comme la Thaïlande par exemple... Ce qui reste de ma perception subjective (et j'insiste sur ce mot), c'est que j'ai ressenti avoir rencontré plus de gens désagréables que de vraiment sympathiques : ces derniers étant dans mon souvenir subjectif (encore) au nombre de 8 personnes... On peut dire que les codes de la sympathie sont différents selon les pays. Certes. Il n'en reste pas moins que je vais garder ma généralité à moi sur les Grecs et mon nouveau stéréotype sur l'antipathie rhodienne. Après vérification, ils me conviennent très bien et me semblent presque scientifiquement prouvés...
Ce qui est terrible, c'est que nous vivons dans un monde valorisant fortement l'autre, la rencontre, l'hospitalité, la différence, alors que fondamentalement, nous sommes encleins au mépris, à l'indifférence, à la discrimination...
Je rentre et travaille jusque tard le soir.
Je descends dans la vieille ville par la porte d'Amboise. J'emprunte la rue des Chevaliers. Aujourd'hui l'hôtel de la Langue de France, qui abrite notre consulat honoraire, est ouvert. Je pénètre dans le bâtiment qui semble vide. Comme toute la rue. Au hasard des portes cochères ouvertes, je rentre ma tête de ci, de là. Je rentre dans Sainte Catherine, l'église au bas de la rue. C'est une des plus anciennes de la ville. Elle est en rénovation. Je me fais violemment refouler par les ouvriers qui déjeunent.
En face, il y a l'office du tourisme. J'y rentre pour demander où se trouve le musée byzantin. Une employée charmane a l'air charmé qu'un touriste enfin se présente à elle. Elle m'explique que le musée, autrefois dans l'église, a été déménagé dans le palais du grand maître. Je lui dis qu'en hiver, seule le premier étage est visitable, ce qui apparemment n'inclut pas le musée. Elle est étonnée, je lui propose d'appeler pour vérifier. En effet, en hiver, service minimum... Elle est outrée. Le personnel pourrait ouvrir le musée aux rares touristes, ils n'ont rien d'autre à faire.... Il faut montrer le pays aux gens qui viennent exprès de loin pour le voir. Je suis moins extrêmiste qu'elle, je comprends qu'en hiver et en temps de crise, on ne puisse pas montrer tous les musées. Je le regrette, mais le comprends. Elle ne l'entend pas ainsi. Elle m'entraîne dehors pour me faire une démonstration par l'exemple de ce qu'un fonctionnaire consciencieux devrait faire. Elle me fait l'histoire de Sainte Catherine, et m'entraîne dans l'église. Elle connaît l'archéologue en charge des travaux, et lui demande la permission de me faire entrer. Elle me montre les superbes fresques vieilles de presque mille ans qui ornent les parois. Dans une cour derrière le bâtiment où gisent fûts de colonnes et chapiteaux antiques, elle me montre en contrebas l'entrée d'un souterrain. Personne n'est habituellement admis ici, me fait-elle valoir. C'est l'entrée de l'un des nombreux tunnels qui parcourent la ville et menaient vers le port pour le ravitaillement en cas de siège. Elle me ramène à son bureau et veut me donner une brochure en grec sur l'église. Mais il n'y en a qu'un seul exemplaire. Elle ne peut pas me le donner. Elle va faire une copie. Je lui dis que ce n'est pas la peine. Elle insiste, c'est une très beau document... Mais je crois qu'elle se rend compte qu'elle ne peut pas faire de photocopie dans son bureau. Alors elle sort un gros catalogue d'un tiroir : un rapport illustré de photos des travaux de rénovation de la vieille ville de 1984 à 2003. Chaque bâtiment rénové présente une photo avant et après les travaux. Je m'extasie, honnêtement ravi de ce document. Elle me l'offre, grisée par sa mission. Elle pourra en trouver un autre. J'accepte, car je suis curieux de voir l'état de la ville avant les restaurations. Je la remercie chaudement et repars.
Je regarde dans la rue le catalogue. C'est incroyable le travail qui a été fait. J'avais l'impression que de nombreux sites étaient à l'abandon, mal entretenus, pas encore rénovés. Mais ce n'est rien par rapport à ce que dut être la ville il y a vingt ou trente ans. Des quartiers entiers n'étaient que de simples ruines. La ville est vraiment revenue à la vie récemment. Même s'il reste encore à faire, en regardant le catalogue, je me rends compte de l'oeuvre accomplie.
En parlant avec les gens ici, je me rends compte qu'il y a une vraie rancoeur des Grecs vis-à-vis des Turcs. Pour eux, ils ont profané les églises, laissé les monuments anciens tomber en ruine, ils ont utilisé les églises comme mosquées, et les vieux palais comme maisons, les "ottomanisant" sans les entretenir. Ce sont des barbares, des mécréants, des vilains. Il y a les blessures et légendes de la colonisation : le fils de chaque famille grecque à cacher dans la cave jusqu'à l'âge de deux ans pour échapper à la tentative de génocide turque qui souhaitait tuer le nouveau-né male de tous les Grecs, la langue grecque interdite, la religion pratiquée en cachette... Il est évident qu'il y a mille vexations, et pire encore. C'est l'histoire tragique et banale de toute colonisation. Mais ce qui m'intéresse, c'est la valeur donnée par l'imaginaire collectif aux différentes expériences. Ce qui finalement reste dans la conscience collective. Par exemple, les Italiens, eux-mêmes présents comme colons, sont vénérés. Ils avaient de bons architectes... Peu importe que leurs travaux de restauration aient été très peu scientifiques et très idéologiques : ils avaient pour but de faire revivre le passé chrétien de l'île, son haritage "européen"... Les Italiens après tout sont les héritiers des Romains, eux-mêmes héritiers des Grecs anciens... Le lien se fait plus naturellement. Mais du coup les Grecs de Rhodes, et d'ailleurs aussi j'imagine, expulsent leur héritage "oriental", qui est une réalité depuis des temps bien plus immémoriaux que l'invasion ottomane... Ils s'ingénient à se penser comme résolument et uniquement "occidentaux, ce qui doit vouloir dire indo-européens, chrétiens, etc. Un Grec me dit même qu'Istambul est une très belle ville... grecque! C'est intéressant de voir que 500 ans de présence ottomane en Grèce signifie pour lui que les Turcs se sont hellénisés, sans qu'il imagine que les Grecs aient pu prendre bien des traits de la culture ottomane quant à l'architecture, l'urbanisme, la culture, la gastronomie, l'art de vivre, etc. C'est révélateur d'une volonté de se représenter, en tant que nation, d'une certaine manière, nonobstant la réalité objective. Je crois qu'il ne faut pas négliger ce "vouloir-être" très décidé, formateur d'une identité résiliente à travers les aléas de l'histoire. Il y a certes du mythe personnel là dedans, et beaucoup de déni, mais un désir d'identité (être ceci plutôt que cela) qui est troublant...
En visitant la ville ancienne, il est difficile de dire ce que vraiment les Ottomans ont fait ou n'ont pas fait quant à ce patrimoine. Ils ont visiblement habité la ville, et quel propriétaire ne prend pas soin de sa maison? Ils ont certes dû ajouter des éléments décoratifs propres à leur culture, comme ces jolis bow-windows de bois, et les moucharabieh aux fenêtres. Ils ont tranformé les églises en mosquées, et c'est regrettable pour un Chrétien, et sûrement pour bien des oeuvres d'art religieuses (mais il ne faut pas oublier que les chevaliers de l'Ordre ont pu quitter la ville en 1523 avec tout leur trésor, leurs archives, leurs reliques, et tous les gens qui souhaitaient les suivre - un geste rare de Soliman le Magnifique qui souhaitait ainsi rendre hommage au courage avec lequel ils s'étaient battus). Cependant ces bâtiments, transformés en mosquées, ont du coup été l'objet de soin de la part de ce peuple très religieux... Presque toutes le fontaines publiques de la ville sont turques. Le procés fait aux Ottomans quant au patrimoine de la ville n'est pas objectif...
Je roule ces pensées alors que je me promène dans les ruelles vides, que je me régale à m'y perdre. Je me désole aussi de ce vide quasi général de la ville le jour, de cette absence quasi générale de commerce ouvert : c'est un espace tout entier tourné, à part un quartier encore habité et celui des bars et clubs la nuit, vers le tourisme estival. Certes il y a un effort apparemment soutenu pour reconstruire, restaurer, sauvegarder les pierres. Mais l'esprit de cette ville comme ville, où est-il? C'est un immense shopping mall gothique, un grand food court médiéval. Une sorte de Disneyland des chevaliers. Qui est le plus à blâmer, si on considère l'âme des pierres, et non seulement les pierres seules?
Je retourne déjeuner à l'Agora, ma petite taverne d'hier. Ils sont aussi peu amènes que la veille. L'endroit à 15h est cependant plein. Je commande de la pieuvre grillée et un plat de purée de féves. Je me régale. La nourriture est toujours simple, mais fraîche et savoureuse. Dommage qu'ils ne soient pas plus agréables.
Dans le grand silence qui est le mien ici, j'ai le temps de penser à bien des choses inutiles. Je songe aux stérétorypes et généralités qui sont notre mode de connaissance le plus commun et naturel. Avant de venir ici, j'ai entendu mille fois que les Grecs étaient gentils et hospitaliers. Je n'avais qu'envie de le croire, je n'avais pas d'avis sur la question, mes derniers séjours ne m'ayant laissé que peu de préjugés en la matière. Mais depuis que je suis arrivé ici, je pense le contraire. Qu'est-ce qui m'amène à penser de la sorte? Je me dis que "les Grecs ne sont pas très sympathiques et plutôt rudes". Mais c'est encore une généralité. Sur quel chiffre est-elle basée? A combien de Grecs ai-je eu à faire depuis que je suis ici? Je suis sûr que le chiffre est dérisoire, et que le préjugé culturel avec lequel je partirai sera basé sur un nombre en dessous de toute valeur statistique. Pire encore, sur le nombre réel rencontré, je n'ai en fait retenu qu'un certain nombre de personnes qui m'ont marqué, soit par leur approche sympathique, comme la responsable de l'office du tourisme, ou par leur antipathie, comme au Centre par exemple. Bien sûr, les exemples extrêmes, qui marquent l'esprit, surtout les négatifs, quand comme moi on est seul, donc sensibilisé, sont ceux qui l'emportent dans notre impression d'un pays ou d'un "peuple". Je compte : j'ai rencontré de vraiment sympathiques - la patronne de Koukos, le patron d'un supermarché, la femme de l'office touristique, deux serveuses de restaurant, deux garçons de café, une vendeuse de magasin... et je crois que c'est tout. Le reste des personnes que j'ai rencontrées furent ou bien neutres, ou bien distantes et un peu agressives, sur la défensive - m'évoquant un peu les "locaux" du Bassin d'Arcachon, assez méprisants avec les "touristes" de Bordeaux, bref tous ces gens qui sont fatigués de ces touristes de passage dont ils dépendent, de plus, financièrement... Je retrouve cette même distance qui tente d'être polie, qui en a les formes, mais qui au fond témoigne d'une absence d'intérêt, d'une lassitude, et même parfois d'une certaine forme de haine... J'extrapole, mais c'est ainsi que je le ressens. Je pense à d'autres endroits où j'ai ressenti la même chose, comme la Thaïlande par exemple... Ce qui reste de ma perception subjective (et j'insiste sur ce mot), c'est que j'ai ressenti avoir rencontré plus de gens désagréables que de vraiment sympathiques : ces derniers étant dans mon souvenir subjectif (encore) au nombre de 8 personnes... On peut dire que les codes de la sympathie sont différents selon les pays. Certes. Il n'en reste pas moins que je vais garder ma généralité à moi sur les Grecs et mon nouveau stéréotype sur l'antipathie rhodienne. Après vérification, ils me conviennent très bien et me semblent presque scientifiquement prouvés...
Ce qui est terrible, c'est que nous vivons dans un monde valorisant fortement l'autre, la rencontre, l'hospitalité, la différence, alors que fondamentalement, nous sommes encleins au mépris, à l'indifférence, à la discrimination...
Je rentre et travaille jusque tard le soir.