• Home
  • About BJ
  • Books
    • Autre émoi
    • Corée Petit Futé
    • Critique 848-849
    • Croquis de Corée
    • De-bordering Korea
    • Face and Imagination
    • Korean-eyesed
    • Magasin aux 100 fleurs
    • Sorabol
    • Sketches of Korea
    • Two Frenchmen 두 남자
    • Urbanités coréennes
  • Translations
    • Cocktail Sugar
    • Les Descendants
    • Dictionnaire KLTI
    • L'Ombre du vide
    • Trois jours en automne
  • Materials
    • Materials complementing my articles
    • Materials for students
    • Database NK Films
  • Press Book
MESMOTSMESMONDES

Rhodes. Onzième jour.

1/15/2012

0 Commentaires

 
Deuxième jour de soleil. Je sors illico me promener.
Je descends dans la vieille ville par la porte d'Amboise. J'emprunte la rue des Chevaliers. Aujourd'hui l'hôtel de la Langue de France, qui abrite notre consulat honoraire, est ouvert. Je pénètre dans le bâtiment qui semble vide. Comme toute la rue. Au hasard des portes cochères ouvertes, je rentre ma tête de ci, de là. Je rentre dans Sainte Catherine, l'église au bas de la rue. C'est une des plus anciennes de la ville. Elle est en rénovation. Je me fais violemment refouler par les ouvriers qui déjeunent.
En face, il y a l'office du tourisme. J'y rentre pour demander où se trouve le musée byzantin. Une employée charmane a l'air charmé qu'un touriste enfin se présente à elle. Elle m'explique que le musée, autrefois dans l'église, a été déménagé dans le palais du grand maître. Je lui dis qu'en hiver, seule le premier étage est visitable, ce qui apparemment n'inclut pas le musée. Elle est étonnée, je lui propose d'appeler pour vérifier. En effet, en hiver, service minimum... Elle est outrée. Le personnel pourrait ouvrir le musée aux rares touristes, ils n'ont rien d'autre à faire.... Il faut montrer le pays aux gens qui viennent exprès de loin pour le voir. Je suis moins extrêmiste qu'elle, je comprends qu'en hiver et en temps de crise, on ne puisse pas montrer tous les musées. Je le regrette, mais le comprends. Elle ne l'entend pas ainsi. Elle m'entraîne dehors pour me faire une démonstration par l'exemple de ce qu'un fonctionnaire consciencieux devrait faire. Elle me fait l'histoire de Sainte Catherine, et m'entraîne dans l'église. Elle connaît l'archéologue en charge des travaux, et lui demande la permission de me faire entrer. Elle me montre les superbes fresques vieilles de presque mille ans qui ornent les parois. Dans une cour derrière le bâtiment où gisent fûts de colonnes et chapiteaux antiques, elle me montre en contrebas l'entrée d'un souterrain. Personne n'est habituellement admis ici, me fait-elle valoir. C'est l'entrée de l'un des nombreux tunnels qui parcourent la ville et menaient vers le port pour le ravitaillement en cas de siège. Elle me ramène à son bureau et veut me donner une brochure en grec sur l'église. Mais il n'y en a qu'un seul exemplaire. Elle ne peut pas me le donner. Elle va faire une copie. Je lui dis que ce n'est pas la peine. Elle insiste, c'est une très beau document... Mais je crois qu'elle se rend compte qu'elle ne peut pas faire de photocopie dans son bureau. Alors elle sort un gros catalogue d'un tiroir : un rapport illustré de photos des travaux de rénovation de la vieille ville de 1984 à 2003. Chaque bâtiment rénové présente une photo avant et après les travaux. Je m'extasie, honnêtement ravi de ce document. Elle me l'offre, grisée par sa mission. Elle pourra en trouver un autre. J'accepte, car je suis curieux de voir l'état de la ville avant les restaurations. Je la remercie chaudement et repars.
Je regarde dans la rue le catalogue. C'est incroyable le travail qui a été fait. J'avais l'impression que de nombreux sites étaient à l'abandon, mal entretenus, pas encore rénovés. Mais ce n'est rien par rapport à ce que dut être la ville il y a vingt ou trente ans. Des quartiers entiers n'étaient que de simples ruines. La ville est vraiment revenue à la vie récemment. Même s'il reste encore à faire, en regardant le catalogue, je me rends compte de l'oeuvre accomplie. 
En parlant avec les gens ici, je me rends compte qu'il y a une vraie rancoeur des Grecs vis-à-vis des Turcs. Pour eux, ils ont profané les églises, laissé les monuments anciens tomber en ruine, ils ont utilisé les églises comme mosquées, et les vieux palais comme maisons, les "ottomanisant" sans les entretenir. Ce sont des barbares, des mécréants, des vilains. Il y a les blessures et légendes de la colonisation : le fils de chaque famille grecque à cacher dans la cave jusqu'à l'âge de deux ans pour échapper à la tentative de génocide turque qui souhaitait tuer le nouveau-né male de tous les Grecs, la langue grecque interdite, la religion pratiquée en cachette... Il est évident qu'il y a mille vexations, et pire encore. C'est l'histoire tragique et banale de toute colonisation. Mais ce qui m'intéresse, c'est la valeur donnée par l'imaginaire collectif aux différentes expériences. Ce qui finalement reste dans la conscience collective. Par exemple, les Italiens, eux-mêmes présents comme colons, sont vénérés. Ils avaient de bons architectes... Peu importe que leurs travaux de restauration aient été très peu scientifiques et très idéologiques : ils avaient pour but de faire revivre le passé chrétien de l'île, son haritage "européen"... Les Italiens après tout sont les héritiers des Romains, eux-mêmes héritiers des Grecs anciens... Le lien se fait plus naturellement. Mais du coup les Grecs de Rhodes, et d'ailleurs aussi j'imagine, expulsent leur héritage "oriental", qui est une réalité depuis des temps bien plus immémoriaux que l'invasion ottomane... Ils s'ingénient à se penser comme résolument et uniquement "occidentaux, ce qui doit vouloir dire indo-européens, chrétiens, etc. Un Grec me dit même qu'Istambul est une très belle ville... grecque! C'est intéressant de voir que 500 ans de présence ottomane en Grèce signifie pour lui que les Turcs se sont hellénisés, sans qu'il imagine que les Grecs aient pu prendre bien des traits de la culture ottomane quant à l'architecture, l'urbanisme, la culture, la gastronomie, l'art de vivre, etc. C'est révélateur d'une volonté de se représenter, en tant que nation, d'une certaine manière, nonobstant la réalité objective. Je crois qu'il ne faut pas négliger ce "vouloir-être" très décidé, formateur d'une identité résiliente à travers les aléas de l'histoire. Il y a certes du mythe personnel là dedans, et beaucoup de déni, mais un désir d'identité (être ceci plutôt que cela) qui est troublant...

En visitant la ville ancienne, il est difficile de dire ce que vraiment les Ottomans ont fait ou n'ont pas fait quant à ce patrimoine. Ils ont visiblement habité la ville, et quel propriétaire ne prend pas soin de sa maison? Ils ont certes dû ajouter des éléments décoratifs propres à leur culture, comme ces jolis bow-windows de bois, et les moucharabieh aux fenêtres. Ils ont tranformé les églises en mosquées, et c'est regrettable pour un Chrétien, et sûrement pour bien des oeuvres d'art religieuses (mais il ne faut pas oublier que les chevaliers de l'Ordre ont pu quitter la ville en 1523 avec tout leur trésor, leurs archives, leurs reliques, et tous les gens qui souhaitaient les suivre - un geste rare de Soliman le Magnifique qui souhaitait ainsi rendre hommage au courage avec lequel ils s'étaient battus). Cependant ces bâtiments, transformés en mosquées, ont du coup été l'objet de soin de la part de ce peuple très religieux... Presque toutes le fontaines publiques de la ville sont turques. Le procés fait aux Ottomans quant au patrimoine de la ville n'est pas objectif...
Je roule ces pensées alors que je me promène dans les ruelles vides, que je me régale à m'y perdre. Je me désole aussi de ce vide quasi général de la ville le jour, de cette absence quasi générale de commerce ouvert : c'est un espace tout entier tourné, à part un quartier encore habité et celui des bars et clubs la nuit, vers le tourisme estival. Certes il y a un effort apparemment soutenu pour reconstruire, restaurer, sauvegarder les pierres. Mais l'esprit de cette ville comme ville, où est-il? C'est un immense shopping mall gothique, un grand food court médiéval. Une sorte de Disneyland des chevaliers. Qui est le plus à blâmer, si on considère l'âme des pierres, et  non seulement les pierres seules?
Je retourne déjeuner à l'Agora, ma petite taverne d'hier. Ils sont aussi peu amènes que la veille. L'endroit à 15h est cependant plein. Je commande de la pieuvre grillée et un plat de purée de féves. Je me régale. La nourriture est toujours simple, mais fraîche et savoureuse. Dommage qu'ils ne soient pas plus agréables.
Dans le grand silence qui est le mien ici, j'ai le temps de penser à bien des choses inutiles. Je songe aux stérétorypes et généralités qui sont notre mode de connaissance le plus commun et naturel. Avant de venir ici, j'ai entendu mille fois que les Grecs étaient gentils et hospitaliers. Je n'avais qu'envie de le croire, je n'avais pas d'avis sur la question, mes derniers séjours ne m'ayant laissé que peu de préjugés en la matière. Mais depuis que je suis arrivé ici, je pense le contraire. Qu'est-ce qui m'amène à penser de la sorte? Je me dis que "les Grecs ne sont pas très sympathiques et plutôt rudes". Mais c'est encore une généralité. Sur quel chiffre est-elle basée? A combien de Grecs ai-je eu à faire depuis que je suis ici? Je suis sûr que le chiffre est dérisoire, et que le préjugé culturel avec lequel je partirai sera basé sur un nombre en dessous de toute valeur statistique. Pire encore, sur le nombre réel rencontré, je n'ai en fait retenu qu'un certain nombre de personnes qui m'ont marqué, soit par leur approche sympathique, comme la responsable de l'office du tourisme, ou par leur antipathie, comme au Centre par exemple. Bien sûr, les exemples extrêmes, qui marquent l'esprit, surtout les négatifs, quand comme moi on est seul, donc sensibilisé, sont ceux qui l'emportent dans notre impression d'un pays ou d'un "peuple". Je compte : j'ai rencontré de vraiment sympathiques - la patronne de Koukos, le patron d'un supermarché, la femme de l'office touristique, deux serveuses de restaurant, deux garçons de café, une vendeuse de magasin... et je crois que c'est tout. Le reste des personnes que j'ai rencontrées furent ou bien neutres, ou bien distantes et un peu agressives, sur la défensive - m'évoquant un peu les "locaux" du Bassin d'Arcachon, assez méprisants avec les "touristes" de Bordeaux, bref tous ces gens qui sont fatigués de ces touristes de passage dont ils dépendent, de plus, financièrement... Je retrouve cette même distance qui tente d'être polie, qui en a les formes, mais qui au fond témoigne d'une absence d'intérêt, d'une lassitude, et même parfois d'une certaine forme de haine... J'extrapole, mais c'est ainsi que je le ressens. Je pense à d'autres endroits où j'ai ressenti la même chose, comme la Thaïlande par exemple... Ce qui reste de ma perception subjective (et j'insiste sur ce mot), c'est que j'ai ressenti avoir rencontré plus de gens désagréables que de vraiment sympathiques : ces derniers étant dans mon souvenir subjectif (encore) au nombre de 8 personnes... On peut dire que les codes de la sympathie sont différents selon les pays. Certes. Il n'en reste pas moins que je vais garder ma généralité à moi sur les Grecs et mon nouveau stéréotype sur l'antipathie rhodienne. Après vérification, ils me conviennent très bien et me semblent presque scientifiquement prouvés...
Ce qui est terrible, c'est que nous vivons dans un monde valorisant fortement l'autre, la rencontre, l'hospitalité, la différence, alors que fondamentalement, nous sommes encleins au mépris, à l'indifférence, à la discrimination...
Je rentre et travaille jusque tard le soir.
0 Commentaires

Rhodes. Dixième jour.

1/13/2012

0 Commentaires

 
Picture
Juste au-dessus du Centre.
Dixième jour. Enfin, le beau temps! Je lève le volet électrique de ma fenêtre et je découvre une mer étale, un ciel bleu... Je décide d'en profiter pour aller faire une longue balade sur l'Acropole et d'aller au marché, qui a lieu tous les jeudis près du stade.
La femme de ménage frappe à la porte alors que je déjeune. Surpris, je laisse tomber ma biscotte beurrée et miellée sur le clavier de mon ordinateur. J'ai lu quelque part une étude très sérieuse sur ce phénomène qui s'explique très scientifiquement : la tartine retombe toujours du côté beurré... La femme de ménage, qui ressemble à une catcheuse avec sa tête toute ronde, sa queue de cheval et ses énormes seins, me dit, amène: "vous sortez de la chambre, que je fasse le ménage". Je n'ai pas pris ma douche, je lui demande trente minutes. Elle soupire et s'en va s'en répondre.

J'emprunte les escaliers qui partent juste derrière le Centre. Quelques marches, et une vue superbe sur la presqu'île se révêle. La côte turque se découpe clairement en face, et on voit de grands ferrys traverser le détroit. J'arrive vite à une sorte de plateau, bordé par la falaise, où se trouvait une des deux acropoles de la ville antique. Je sens pour la première fois les odeurs familières de la méditerranée, des herbes, un vague souvenir de jour sec et chaud qui monte du sol incroyablement vert et fourni, plus vert que mon potager en été. Je reconnais des trêfles, de l'ortie, des belles de nuit, une sorte de romarin, des ombellifères comme la cigüe commune, le fenouil, la carotte sauvage... Et partout, des ricins poussent grands comme des arbres. 
Les temples de Zeux poliarque et de sa fille Athéna sont littéralement de petits champs de pierre. Visiblement les monuments anciens ont servi aux Byzantins, aux Chevaliers puis aux Ottomanes de carrière. Ce qui reste au sol est même trop peu pour être appelé ruines... Deux vaches paissent au milieu d'un pré. Plus bas, trois colonnes doriques relevées symbolisent le temps d'Apollon Pythien, à côté de ce qui fut un sanctuaire à Artémis. L'endroit ne manque pas de charme. En contrebas, sur des terrasses découpées avec un sens clair du paysage, j'aperçois le petit théâtre et le stade. Je ne peux refouler les rêveries que hier je méprisais sur la mortalité des civilisations. J'imagine cet espace avec ses beaux bâtiments couverts de stucs de couleur, majestueux dans le soleil, avec ces hommes en toge, les athlètes nus s'entraînant plus bas dans l'immense gymnase, sous la stoa duquel les fameux rhéteurs de l'école rhodienne dispensaient leurs cours... Il ne reste rien que l'imagination pour témoigner de tout cela, et les textes qui nous en ont donné le prétexte. Je descends par le théâtre reconstruit en marbre par les Italiens et le stade, très bien préservé avec ses sièges de pierre. Il me vient des pensées en ce lieu qui mariait cultes religieux, rituels démocratiques de la cité, spectacle et sports. Un ensemble idéologique, ma foi, assez classique, que j'aurais dû plus prendre en compte dans ma tentative de compréhension de la Pyongyang contemporaine. L'effort du régime pour intégrer les sports dans la ville sur l'axe du culte de la personnalité de Kim Il Sung n'est pas fortuit. Ce n'est pas simplement le désir d'offrir aussi un culte à la Jeunesse. Il y a quelque chose de plus "anthropologique" dans ce besoin de lier symboliquement les dieux du stade aux dieux de la Cité, afin de construire un sentiment plus fort et plus grand de la nation. A explorer.
Plus bas, dans un quartier assez plaisant composé d'immeubles neufs et de maisons anciennes entourées de jardins hirsutes et de vergers d'orangers abandonnés, on trouve des restes de maison hellénistique et d'un vague palais. Ces sites sont juste conservés ainsi à l'air libre, sans aménagement ni explication, une vague barrière rouillée empêche théoriquement les visiteurs de s'en approcher - mais qui voudrait s'approcher de ces crevasses, de ces amas de pierres et de mauvaises herbes? Je comprends que les terrains vagues apercus jusqu'ici sont des champs de ruines, qu'une loi patrimoniale protège miraculeusement de la destruction, mais que le manque de moyens empêche d'entretenir ou de rendre accessible. C'est le niveau zéro du patrimoine. 
Picture
Je descends au milieu des hibiscus et des bougainvillés vers le centre moderne plus au sud du centre historique, où je pénètre pour la première fois. Ici se dressait autrefois jusqu'à la période byzantine une immense nécropole. C'est maintenant une vaste zone résidentielle composée de rues tirées au cordeau, où s'alignent invariablement des petits immeubles de rapport de 2-3 étages, des résidences en forme de bloc dotés de balcons, de couleur blanche ou beige... L'architecture méditerranéenne la plus classique... J'y croise beaucoup de voiture, il y a une animation inaccoutumée plus au nord. Des commerces enfin, supermarchés, boulangeries, boucheries... Mais toujours pas de poissonnerie... Le quartier est populaire, il y règne une vague odeur de lessive et d'ennui un peu déprimante. J'arrive au parc dit de la tombe de Saint-Jean. Je ne pense pas qu'il s'agisse de Saint Jean l'Evangéliste, qui rédigea l'Apocalypse dans une grotte de Patmos, dans le Dodécanèse - avec qui je pourrais m'identifier actuellement... En fait, ce Saint Jean est censé avoir été enterré en Turquie. Quand au Jean de l'Ordre des Hospitaliers, il s'agit de Jean le Baptiste, certainement pas enterré ici... Peu d'informations, même dans les guides. Il doit s'agir d'un petit saint, qui faisait des petits miracles locaux... En tout cas, le parc est fermé. Toutes les tombes anciennes du quartier annoncées par les panneaux s'avèrent être des terrains vagues inaccessibles. Je laisse tomber. Je préfère aller faire mon marché à Carrefour, juste à côté de Saint-Jean.
Hiver? Crise? Je suis terriblement déçu par le choix offert par les supermarchés et grandes surfaces. La variété est très limitée, surtout dans le rayon frais. Les fromages sont presque tous importés. Il y a bien sûr un grand rayon fêta, mais plus orienté sur la quantité que la diversité. Les rayon olive est étique. La poissonnerie a surtout des poissons séchés comme la morue, très peu de frais. Les laitages, que j'attendais être riches et multiples, sont eux aussi ennuyeux. La charcuterie locale semble inexistante...Faire ses courses est déprimant. Je vais aller faire un tour au marché de rue près du stade.
En remontant vers le nord, les rues sont plus jolies, bordées de pins ou de palmiers, on trouve quelques villas italiennes cossues. Le long du mur sud de l'enceinte de la forteresse, le petit marché hebdomadaire étale ses stands de fruits et légumes. Ce n'est pas bien gai non plus, ces légumes d'hivers palots... Il y a de temps en temps une légume inattendue, un céleri-rave, un chou chinois, même des radis daikon... Et beaucoup de petites betteraves, légume que je ne connaissais pas dans la gastronomie locale... Un stand unique de poissons propose quelques rares goujons minuscules... Rhodes n'est-elle pas une île? Les pêcheurs doivent avoir troqué leurs filets contre les bouteilles de plongée et les tubas pour touristes. J'achète tout de même des mandarines pour ne pas dire que je suis venu en badaud.
Picture
Je pénètre dans la forteresse par une porte médiévale toute en machicoulis et meurtrières. J'arrive dans la partie sud-est de la vieille ville qui accueillait la communauté juive, les seuls "étrangers" que les Ottomans laissèrent résider avec eux dans la citadelle. Bien sûr, le quartier a été décimé pendant la dernière guerre avec 1608 Juifs déportés dans les camps allemands... Les habitants déportés, le bombardement des Anglais en 1944, les Ottomans quittant le quartier eux aussi à l'arrivée des Italiens, presque un siècle d'incurie et de destructions. Cette partie de la ville porte encore les stigmate s du temps. Les restaurations y sont plus discrètes que dans la partie nord, vers la rue Socratous ou des Chevaliers, où se concentrent les touristes et les commerces qui leurs sont destinés. Du coup, le coin a plus de charme, il est habité, populaire, a gardé un semblant de vie et un air d'authenticité. Il se dégage un charme irrésistible de ces ruelles labyrinthiques où se mêlent les styles médiévaux, ottoman, italien à l'occasion...  Des mosqiées de poches, anciennes églises chrétiennes dotées d'un minaret pour enfant, occupent des petites places plantées d'oliviers et de palmiers. Des fleurs partout. Plus que les habitants, je croise les chats, des milliers de chats, tous plus beaux les uns que les autres, bigarrés, aux fourrures superbes, gras comme des pachas... Dans la partie touristique où j'arrive enfin, à partir de la place des Martyrs, la multitude des restaurants, bars, boutiques touristiques, tous fermés, n'augure rien de bon en été... Ce doit être ici une marée humaine. Je suis heureux d'être seul dans cette ville fantôme. Mes sacs à la main, je me perds longuement dans les venelles.
Je reviens vers l'agora nouvelle, sorte de marché couvert d'inspiration turque sur le port. J'y ai repéré un restaurant qui paraît-il est très bien. C'est une petite taverne avec quatre-cinq tables seulement, un bar avec des ouvriers qui prennent un pot, et à toute heure de la journée, des locaux qui viennent partager des plats de meze. Enfin, je me régale... La cuisine est simple, mais savoureuse, basée sur des produits frais. Pas de moussaka ni de souvlaki, pas de "plats cuisinés", peu de viande, l'accent sur le poisson, les légumes (beaucoup de haricots et pois) et le fromage... On retrouve les essentiels de la cuisine grecque! Salade de betteraves (voilà!) accompagnée d'une délicieuse pâte noix-miel-ail, du riz à l'encre et à la seiche, de merveilleux beignets de courgettes légers, croustillants, farcis de tomates et recouverts d'une pluie de fine fêta... Je rentre heureux.  

0 Commentaires

Rhodes. Neuvième jour.

1/13/2012

2 Commentaires

 
Je me réveille. Aujourd'hui le chauffage ne marche pas.
Il pleut toujours, toujours du vent...
Comme j'ai la bouilloire électrique dans la chambre, je peux me préparer mon petit déjeuner sans descendre à la cuisine et attendre 30 minutes que l'eau bouille. Café en poudre, biscottes beurrées au miel, jus de fruit... Je reste le jour entier dans la chambre à travailler. C'est une vraie cellule monastique.

Je regarde de temps en temps la plage par la fenêtre, et cette côte occidentale de la ville, si déserte, si triste en hiver. Il paraît qu'en été, c'est très vivant, et qu'on entend la musique des bars jusqu'au centre. Bien sûr, les résidences, les appartements en time-share, les hôtels, les meublés se remplissent. Les retraités d'Europe du Nord reviennent avec le soleil, comme des oiseaux migrateurs, et peu à peu les touristes de Russie, d'Allemagne, d'Italie... Mais on sent que cette partie de la ville n'est pas la plus riche. C'est la plus développée, la plus récente, puisqu'elle date des années 1980 quand les enfants du pays ayant fait fortune à l'étranger revinrent pour investir leurs dollars dans le béton. Les vieilles demeures de villégiature furent remplacées par ces blocs de béton, ces hôtels de troisième catégorie qu'une ou deux décennies ont suffi à rendre minables. Il y a bien un hôtel cinq étoiles, le Grand Hôtel, au bord de la plage, mais on dirait un sanatorium de la mer Noire, quelque part en Bulgarie... Certainement que le sirtaki, la pop internationale, la foule des vacanciers en Crocs, le soleil, la chaleur et les odeurs de souvlaki rendent ce quartier plus vivant l'été. Mais il y règne définitivement un air d'obsolescence... Par contraste, le quartier est respire l'argent. Il y a les hôtels les plus sélects, comme l'Hôtel des Roses ou le Park Hotel, les boutiques de luxe (Christophe, Baccarat, toutes les marques de vêtements possible, un nombre incroyable de bijoutiers...), car on est prêt des quais et des croisières de luxe qui déversent leurs flots de touristes heureux de dépenser une fois à terre. La ville s'est comme naturellement scindée en deux le long de son centre-nord, le quartier historique relooké par les Italiens pour être leur Côte d'Azur de la mer Egée, et la côte ouest, plus venteuse, pour le tourisme de masse et les retraités...
Je descends le soir me faire réchauffer mon dîner. Soudain, au détour des grands escaliers craquants, dans le hall désert,  à la fenêtre de la porte d'entrée, un visage collé à la vitre... Je retiens un cri... et reconnais la voisine-gardienne. Je ne l'ai pas encore présentée. En fait, c'est ma première rencontre ici, puisqu'elle est apparue le premier soir au son de mes valises roulant dans la cour. Elle habite deux petites maisons collées au Centre, dont une a une vue à couper le souffle, adossée à la falaise. Elle a tout de la vieille veuve grecque, longue robe noire couverte de tabliers de la même couleur, et sur la tête un grand châle, noir aussi, comme une longue serpillère qui lui tombe sur les bras. Seul détail moderne, à ses pieds,des Crocs, noirs eux aussi, qu'elle porte avec des bas de laine. Je l'ai croisée souvent, elle fait ses allers-retours entre les deux maisons et la cour du Centre. Mais ce soir elle me surprend. Elle ne parle pas anglais, mais a un peu de vocabulaire qu'elle mitonne d'un pantomime dont je dois avouer ne pas comprendre toutes les conventions. Elle me fait signe que quelqu'un vient, tourne, et repart, le soir, tous les soirs, quelqu'un de triste, qui vient guetter dans le Centre désert, et elle se frappe la poitrine comme surprise, effrayée, je comprends qu'elle a peur... Mon sang ne fait qu'un tour! Nous avons un rôdeur! Qui? Un homme? Etranger? Quel âge? Quand? Elle se frappe la poitrine et répète "Sekuritat". Cela ne me rassure guère...
Je comprends enfin que le rôdeur, c'est elle. Elle se promène ici tous les soirs ("volta" en grec, m'explique-t-elle, pédagogue) parce qu'elle est seule. Elle est veuve. Elle a perdu son mari il y a 29 ans... Il était américain, c'est pourquoi son fils aîné de 37 ans a les yeux bleus. Elle a besoin de compter avec ses mains. Trois dizaines, puis 7 doigts. Elle recommence pour le mari. 29 ans qu'il est mort, 29. Et elle a encore un autre fils, de 30 ans. Trois dizaines. Puis elle fait mine de pétrir une pâte à pain, une pita peut-être, de la retourner, de la fariner, puis de l'aplatir entre ses mains à grands coups, deux fois. Elle vient de me mimer la mort de son mari, écrasé par une auto "très grande, très très grande" (un camion?). Je suis toujours derrière la fenêtre fermée. J'ai mon repas dans les mains. J'essayer d'être gentil et poli, je m'exclame, je ponctue le pantomime de "ah?", "oh my God!", etc. Mais je n'ai pas trop envie de lui ouvrir et de passer la soirée avec elle - car je sens qu'elle resterait bien avec moi à papoter... Je fais mine de m'éloigner un peu. Elle voit son chat, Trophy, qui passe les journées sous le porche. Elle l'aime, il est si mignon! Pour me le prouver, elle l'attrape par une patte, et le soulève vers la fenêtre. Le chat hurle, crache et la griffe à la main. Elle le jette à terre. Ah, le coquin, il est si mignon, c'est son compagnon! C'est Trophy! Il n'a pas voulu lui faire de mal... Je pars doucement à reculons pendant qu'elle essaye de le rattraper. Elle le saisit au cou et le tient appuyé contre la vitre. Le chat, les quatre pattes écartées, extatique, souffle et crache en me regardant avec des yeux de feu... "Iasas, iasas", je file à la cuisine.
2 Commentaires

Rhodes. Huitième jour.

1/11/2012

1 Commentaire

 
Je me suis réveillé en pensant au chauffage. 
La chambre était une véritable étuve, entre le climatiseur et les radiateurs qui marchaient à nouveau. Je me suis habillé et je suis allé voir Angeliki. Je suis d'abord tombé sur la femme de ménage. Je lui ai dit avec entrain que le chauffage marchait, que c'était fabuleux. Je lui ai demandé s'il marcherait tout le temps, maintenant qu'il est réparé. Non, me dit-elle, seulement pendant les heures de bureau, quand il seraient là. J'étais dans l'embrasure de la porte, et elle me faisait face dans le bureau. Face à elle, derrière la porte, je sentais la présence de quelqu'un. C'était un homme et il prit la parole en grec. Elle le regarda puis me traduisit ses paroles. "On ne peut pas chauffer toute la journée pour rien" ("rien" me désignant ici). "Je comprends, ajoutai-je. Mais je crois savoir qu'il vaut mieux chauffer une grande maison comme celle-ci à feu doux tout le temps, plutôt que quelques heures par jour à plein régime". Je ne sais pas si cette théorie est avérée, mais elle me convenait mieux, en fait. En même temps, la maison est si grande, les murs et sols si glacés que je suis sur qu'il lui faut des heures pour se réchauffer... "Pas d'argent du gouvernement, la crise, nous sommes pauvres", me dit la femme de ménage. L'homme rajoute qu'il n'y a pas assez de mazout pour chauffer toute la journée, qu'ils ne peuvent tenir qu'un mois. Je lui dis que les chauffages électriques que nous utilisons coûtent plus cher. Il répond que c'est l'état qui paye l'électricité, donc que cela n'a pas d'importance.
Que répondre face à ces arguments d'autorité? Je suis dans un pays en faillite, je ne veux pas me montrer difficile et risquer de paraître capricieux. Je leur dis que je suis très content d'avoir le chauffage le jour. En tout cas, le manager hier m'a menti quand il a affirmé que le chauffage central était à nouveau cassé, mais qu'il remarcherait le lendemain. Il pouvait être rouge de honte.
J'en profite pour demander à la femme de ménage quand elle pense faire le nettoyage hebdomadaire de ma chambre. Je sens que je la dérange, car le ménage du Centre en cette saison signifie pour elle principalement rester assise dans ce bureau de 9h à 15h à discuter bruyamment avec cet homme invisible. Elle se lève et soudain se met à boîter. "Je me suis cassé la jambe la semaine dernière...", me dit-elle. Je n'insiste pas. J'arrive tout de même à obtenir d'elle une grande serviette pour mettre devant ma porte et bloquer l'air froid qui s'infiltre par en-dessous.
Dans le couloir, je tombe sur Angeliki qui a dû entendre ma voix. Elle sourit mais a l'air de vouloir clarifier un point. "Comment se fait-il que tu aies froid avec le climatiseur dans ta chambre? J'aimerais bien avoir un climatiseur dans mon bureau. Je n'ai rien et il fait très froid. Mais je ne dis rien. Et chez moi, j'ai bien assez d'un climatiseur..." Je comprends qui a donné l'ordre pour les couvertures que je voulais obtenir pour le sol. C'est un débat éthique ici qui nous occupe donc : ce qui est bien pour moi est suffisant pour toi aussi. Je comprends cette sensibilité en temps de crise où le sentiment de honte national rend susceptible face aux étrangers. J'essaye de lui expliquer que j'ai eu la grippe, la fièvre pendant deux jours, que l'air sec du climatiseur agrave ma sinusite, que l'air chaud monte et laisse le sol gelé, que je suis à mon bureau immobile 8 heures par jour, et que je n'arrive pas à guérir. Mais, ajoutai-je pour montrer ma bonne volonté, je suis très heureux d'avoir le chauffage central maintenant". "Oui, je ne vois pas où est le problème, avec le chauffage". Je lui fais tout de même remarquer qu'il ne marche que depuis hier et uniquement pendant LEURS heures de bureau (8h30-14h), me laissant donc la plupart de la journée et de la nuit dans le froid... Elle insiste et me dit que le chauffage marche très bien, en effet. Je ne dis rien et répète que je suis très heureux d'avoir le chauffage central dans la journée. Je ne peux cependant m'empêcher de lui dire qu'Alexander avait été malade tout le séjour lui aussi, que ce n'est pas que moi. J'omets de dire que de toute manière, Alexander aurait été malade, le chauffage n'ayant rien à voir avec ses problèmes spasmodiques et météoritiques. Angeliki me resert l'argument de la crise. Je comprends bien. Je me demande si alors c'est la meilleure idée de proposer des résidences d'écriture gratuites si c'est pour ne pas arriver à leur maintenir un niveau minimum de confort. Mais je ne dis rien, car c'est mesquin, et de toute manière je suis heureux d'être ici. Angeliki ajoute qu'elle est surprise car comme je viens de Corée du Sud où il fait bien plus froid qu'ici... Je lui dis "en effet", sans vouloir relever qu'en Corée du Sud, on chauffe les maisons par le sol... Je souhaite finir sur une note sympathique. Au fond, ces gens ont une gentillesse bourrue, mais ils sont certainement gentils. Je lui demande si elle peut m'aider à trouver un docteur. Il faut toujours faire croire aux gens qu'ils vous sont nécessaires, que vous dépendez d'eux, cela les adoucit d'imaginer avoir un ascendant sur vous. En effet, elle retrouve le sourire et s'exécute. Elle prend le téléphone pour appeler la clinique à côté. Comme toujours, le coup de téléphone dure 15 minutes. Je me demande ce qui peux être si long dans la question et la réponse. J'ai l'impression qu'elle lui raconte toute la vie du centre, et aussi comment je suis un emmerdeur hypocondriaque. Elle me dit finalement que je peux y aller avant 13h30. Pour finir en beauté, je lui demande, l'air intéressén: "Au fait, Angeliki, que veut dire 'Iasas', que j'entends beaucoup ici". Elle rougit de plaisir : "cela veut dire 'salut', iasas, iasas, bye, bye". Iasas donc.
Je ne connais pas les stéréotypes des Grecs sur les Français. Nous avons souvent une mauvaise image de peuple prétentieux, vain et efféminé. J'ai lu dans mon guide (grec, en anglais) sur Rhodes, par exemple, que le spectacle son et lumière de la forteresse est une production française, et que "bien que dénué de toute technique moderne tels que lasers", il n'est pas si mauvais que cela. C'est une drôle de manière de faire l'article de ce show, l'unique du genre dans l'île... Enfin, je ne sais pas si tout cela a un rapport avec moi. J'essaye de trouver des indices.
Je dit sur le chemin à la femme de ménage qu'il n'y a plus de miel pour le petit déjeuner. Qui était censé être inclus. Elle m'amène dans leur remise et me sort des paquets de biscotte. "C'est tout ce qu'on a, pour le reste il faut attendre trois mois, on n'est approvisionné que tous les trois mois ici. On était plein l'été dernier, alors y a plus rien maintenant" (l'été dernier... c'était il y a 6 mois, donc 2 fois 3 mois, si je compte bien...). Je décline les biscottes, car il y en a déjà des caisses dans la cuisine. Ce n'est pas grave, j'achèterai du miel. Mais je pense à leur table dans la cuisine du personnel, couverte d'un plateau regorgeant de confitures diverses et de miels du mont Hymète... C'est comme le chauffage, en somme. Je comprends que ce centre pour écrivains et traducteurs fonctionnerait mieux sans ces damnés écrivains et traducteurs... Je trouve la bouilloire électrique réparée dans notre cuisine et la pique pour ma chambre.
L'hôpital rachète un peu tout ces tracas. Je peux enfin voir un docteur, charmant, qui m'explique mon mal pendant une demi-heure. Puis la secrétaire, charmante, met une demi-heure à me faire payer 60 euros la visite. Ce n'est pas du temps de perdu, j'ai enfin une ordonnance, et bientôt les médicaments qui me soulageront.
Dans la rue, j'ai bizarrement l'impression d'atterir enfin, comme si j'avais eu un décalage horaire qu'il m'aurait fallu une semaine pour surmonter. Je me sens plus à l'aise dans les rues, dans la ville, dans ma vie ici. Pourtant le temps n'a pas changé, il pleuvine toujours une pluie grise et froide. Est-ce d'avoir acheté ce parapluie rouge? Je me sens un autre homme.
Je pars vers la vieille ville pour me promener. Après un tour des remparts où je me suis égaré dans les douves, solitaires comme moi, mais asséchées, je pénètre enfin dans la forteresse. Je visite le palais des grands maîtres de l'ordre de Saint-Jean. C'est un grand château-fort médiéval, massif mais pittoresque. Transformé en dépôt de munitions par les Turcs, il a été victime d'une explosion massive en 1856, causant la mort de 800 personnes dans la ville. Si je me souviens bien, c'est un sort similaire qui a coûté la destruction du Parthénon à Athènes. Sacrés Ottomans. Le palais était un tas de ruine quand les Italiens ont décidé de le rebâtir pour en faire une demeure secondaire pour Mussolini. Il paraît qu'ils ont pris d'énormes libertés avec la réalité architecturale. C'est très probable, bien des parties font trop propres, cependant l'ensemble n'est pas désagréable et parle plus qu'une ruine. Je me promène seul dans les pièces gigantesques. La seule gardienne des lieux n'a pas daigné quitter son poèle électrique. J'erre donc à ma guise au milieu des meubles médiévaux, et des mosaïques romaines transportées de Cos en ce lieu par les Italiens. Il y a une beauté majestueuse dans cet ensemble, et une tristesse languide aussi. Je la retrouve dans la rue, cette fameuse rue des Chevaliers où se trouvent les bâtiments des différentes "langues" (nations) qui co-géraient l'ordre hospitalier. Un air de désolation, malgré les énormes travaux de rénovation effectués par les Italiens pour redonner son air gothique à cette rue. Je ne me sens pourtant pas attiré par la poésie des ruines et des considérations sur la mort des civilisations. En fait, ce sujet est incroyablement élimé : c'est toujours la même conclusion qui s'impose après une rêverie de ce genre, c'est incroyablement limité en possibles. Tempus fugit, o tempora o mores, un peu de Cicéron, une phrase de Valéry, et on a tout dit.
Je pense plutôt à l'effort ridicule des Italiens pour redonner à Rhodes son faste médiéval et chrétien, voire Italien, en gommant toute trace d'occupation ottomane (presque 400 ans...) et en infusant un style "néo-vénitien" à leurs constructions. Mais c'est oublier que Venise elle-même était la porte de l'Orient et très redevable à ce dernier. Si bien qu'arrivé ici, face aux batisses italiennes, j'ai cru souvent être devant une demeure ottomane, tant les deux styles, qui de moucharabieh en pointe, qui d'ogive en stuc, finissent par se ressembler...
Je vais déjeuner dans la rue Amérikis, dans un très joli café à la mode installé dans une vieille maison (italienne, ottomane?), le "Casa la femme" (sic). La jeunesse branchée me semble plus belle, enfin. Je vois de très beaux jeunes gens. C'est surtout leur style qui m'est difficile à apprécier. Les filles ressemblent à Lady Gaga, sans le glamour, et les garçons à Georges Michael, version 1990. Ce n'est pas facile à porter. Et c'est terrible comme le style peut tuer la beauté. Il faut s'adonner à une véritable archéologie des looks pour arriver à déceler la beauté originelle des êtres.
J'ai froid, car mes pieds sont trempés. Je décide de rentrer après le café. Je fais un détour par le supermarché acheter quelques légumes pour me faire une ratatouille.
Je retourne travailler. C'est incroyable, je suis ici depuis une semaine, affairé, studieux, et pourtant je n'ai toujours pas commencé mon livre...

Le soir, vers 22h, j'ai faim, j'ai besoin de sortir. Le vent s'est levé et souffle à tout rompre sur la falaise. La lune est presque pleine derrière un voile de brume. On dirait en voyant le ciel qu'il va peut-être enfin faire beau. Ah, ce temps maniaco-dépressif, comme disait Alexander. Il me manque en fait. C'était bien de sentir, non pas tant sa présence, que sa possibilité. Je sais que désormais qu'il est parti, je ne vais pas faire d'effort pour faire des rencontres et que je ne parlerai guère à personne. Je connais cet état, je l'ai déjà vécu, et c'est ce que je recherchais en venant ici. Mais c'est étrange, car ici la solitude est différente. Chez moi, à la campagne, je ne me sens jamais seul, et le suis pourtant plus qu'ici. J'ai la maison. Elle est chaleureuse, elle est douce, elle me veut du bien et me protège. Ici, c'est différent. J'ai l'impression qu'Alexander est parti en laissant derrière lui Fritz, qui me regarde avec ses longues bacchantes et son regard de cocker, comme s'il disait : "Et maintenant?".
Je ne sais pas, Fritz. Maintenant, c'est toi et moi, et le travail. Ne me demande pas. J'ignore au fond pourquoi je suis venu aussi loin pour écrire ce livre, alors que je pouvais être dans ma cabane près de Séoul, au chaud, confortable... J'avais besoin de distance. Comprends-tu? Comprends-tu, Fritz? Moi, je ne comprends pas bien, au fond...
Il hausse les épaules. Il n'a rien à dire non plus. Je me promène, visite le vieil hôtel des Roses, où se trouve le Casino, le vieux palace des Italiens face à la mer, et son luxe désuet de pension de famillle. J'ai faim. J'achète un "sandwich grec", c'est-à-dire un souvlaki dans une pita. C'est infect, mais la pita est bonne. C'est ce qu'il y a de meilleur ici. Mon esprit erre avec les nuages dans le ciel. Je me demande où sont faites ces pitas qu'ils utilisent dans les magasins de gyros. Pas sur place, je pense. Il doit y avoir une petite fabrique artisanale qui fabrique les pitas tous les jours et les livre. Car elles sont fraîches. Et il est difficile de trouver des boulangeries ici, jusqu'à présent je n'en ai vu que deux. Une fabrique, mais familiale, avec une bonne recette traditionnelle. Mon esprit erre et roule sur la pita. Je pense à ce restaurant où je suis allé, ils faisaient leur pita maison, mais de grandes portions rectangulaires qu'ils coupaient ensuite en petits carrés. On aurait dit de grands paillassons de pita.
Mes pas m'ont porté dans la ruelle du centre. Soudain, derrière moi un bruit surgit de l'ornière sombre. Quelqu'un? Ce sont des pierres qui ont roulé de la colline. Et si on me suivait? J'accélère le pas. C'est ridicule, ce sera la pluie qui a détrempé les sols. Le vent souffle, les vagues s'abattent sur la plage en contrebas. Dans la nuit, on aperçoit la côte turque. Demain il fera beau. Je rentre dans la grande maison silencieuse qui craque et m'enferme dans ma chambre.
1 Commentaire

Rhodes. Septième jour.

1/10/2012

3 Commentaires

 
Mes journées jusqu'à maintenant tournent autour du chauffage: avoir chaud, trop chaud, pas assez... Au réveil, ô surprise, on passe dans les chambres pour vidanger les radiateurs! Une heure plus tard, ils sont chauds... Deux heures plus tard, froid à nouveau... Les a-t-on coupés pour économie? Sont-ils à nouveau tombés en panne?
Je montre à Angeliki la bouilloire électrique dont la prise a brûlé. C'était la seule chose avec la cuisinière qui marchait dans la cuisine, et je l'aurais bien prise dans ma chambre après le départ d'Alexander, pour éviter d'avoir à descendre pour le petit déjeuner.
J'en profite pour lui demander des couvertures en plus pour couvrir le sol. La femme de ménage, une espèce de cerbère à la voix roulante et sonore, revient me dire qu'elle ne peut me donner des couvertures pour le sol. Que ce dernier est glissant, que je pourrais me blesser. Je sens confusément qu'il y a une espèce de rapport de force, quelque chose d'irrationnel derrière ce refus. J'insiste un peu - elle me dit qu'elle a reçu des ordres. J'abandonne.
J'attends Alexander depuis une heure pour aller prendre un dernier café avec lui avant son départ. Il tarde à venir et j'ai toujours le ventre vide. Je l'entends enfin, papotant comme un roméo avec les filles pendant leur pause déjeuner. Elles rient comme des adolescentes à ses blagues sur la crise. Il est temps qu'il rentre à Vienne. Nous partons et faisons tout le tour du cap, sans raison. Nous arrivons enfin à ce beau café de l'époque italienne face à l'entrée du port Madriaki, avec son immense dôme art déco. On déjeune de tartines gigantesques en échangeant des tuyaux de résidence. Il en a fait son métier. Il est intarissable, mais échange généreusement ses adresses. La musique est atroce, une soupe techno-variété, qui gâche l'ambiance des lieux. On part. Il y a toujours du vent, un peu de pluie.
Je quitte Alexander devant le cimetière ottoman. Il me dit gentiment que nous devrions nous retrouver dans une résidence pour un projet en commun. Je reste un moment à regarder les tombes hirsutes, les stèles à turban renversées, ce vieux cimentière abandonné à ses arabesques sous une toit d'eucalyptus, gardé par une armée de chats pachas. Sur le côté, la petite "villa" où Lawrence Durell a séjourné deux ans et écrit son livre sur Rhodes. 
Je rentre par la rue Amerikis, puis passe par le centre culturel de la ville, une vieille villa, probablement italienne, en semi-ruine dans un parc sauvage et beau. On sent la demeure patricienne avec ses jardins d'hiver, sa grande serre, il devait y avoir ici des bals, des dîners élégants, la vie devait être douce. Tout a disparu, les mandarines gisent au pied des arbres, les asphodèles et autres rudéraires envahissent les allées, les murs sont décrépis, les volets brisés menacent de tomber. Et l'on sent que ce n'est pas seulement l'ancienneté qui menace, mais la pauvreté actuelle qui interdit l'entretien de tout ce patrimoine. On s'inquiète pour Rhodes, pour la Grèce, pour l'Europe entière, trop riche autrefois, trop pauvre maintenant. Décidément, ici, c'est bien une terre de ruines.
Je cherche un docteur. La clinique à côté du centre qui annonce fièrement 24/24 est bien sûr fermée, déserte, comme abandonnée. La pharmacie en face aussi est fermée. C'est étonnant, car dans cette ville il y a peu de supermarchés, peu de docteurs, mais foison de pharmacies, à chaque coin de rue... Les Grecs sont-ils si malades? Ou est-ce parce que les pharmacies vendent aussi des produits de soin, de maquillage, toute la parapharmacie qui pourrait séduire ces Méditerranéens pour qui l'apparence a l'air importante (même si je ne suis toujours pas sensible à leurs efforts en ce sens)?
Je rentre bredouille, les sinus toujours bloqués. Dans ma chambre désormais froide où je dois remettre le climatiseur dont l'air sec bloque encore plus mes sinus... J'entends du bruit dans le couloir, sensément vide. Je sors et tombe sur un homme très fort qui sort de la chambre 8 avec un journal. Son visage est étrangement rouge, comme si je le surprenais et que cela le couvrait de honte. Il s'agit du manager du centre, qui vient de temps en temps se "reposer" là. Je peux lui demander ce que je veux si j'ai un problème. Cela tombe bien. J'en profite pour lui demander concernant le chauffage. Il est en panne, me dit-il, et sera réparé demain.  La pluie fait rage, le vent redouble de force, je resterai ici ce soir.
3 Commentaires

Rhodes. Sixième jour.

1/9/2012

0 Commentaires

 
Au réveil, le ciel est dégagé et ensoleillé. Le vent est tombé, il n'y a plus de vagues. La mer a retrouvé sa couleur sombre.
Je descends me faire mon café, et pendant qu'il bouille, j'écris mon journal et lis mes emails. Cela suffit à me geler jusqu'au sang. Je remonte dans ma chambre et me remet sous les couvertures pour tenter de réchauffer mes pieds.
Je me lève deux heures plus tard, et difficilement me mets au travail. J'arrive à finir la correction de mon article sur Pyongyang, et l'envoie. Entre-temps, la tempête s'est levée, le vent gémit et les vagues s'écrasent bruyamment sur la plage. La mer a retrouvé ses tons turquoise, sa beauté irrisée. Comme le dit Alexander, le temps est maniaco-dépressif dans ce pays...
Alexander tarde à venir. Je le surprends dans le couloir, une assiette de soupe à la main. Il y a trop de vent pour lui, il va dîner simplement ici. On se retrouvera plus tard pour un verre.
Je pars seul manger un morceau. Je trouve un restaurant plutôt propre et bien. Je mange une moussaka, ma foi, plutôt bonne, mais si lourde... Je demande une salade. J'ai un besoin physique de légumes verts. On m'apporte une platrée de tomates couvertes d'une epaisse neige de féta, sur un lit de croutons durs comme la pierre, des daktos crétois... C'est horrible.
J'ai juste envie d'aller me coucher, mais je rencontre Alexander dans la rue au rendez-vous que nous nous étions donné. Il refuse d'aller à notre café, trop calme. Il veut voir du monde pour son dernier soir. Je ne vois pas l'utilité, mais comme c'est dans la direction de la maison, j'obtempère. Nous finissons au Mod, un pub "anglais" sur la croisette. Le seul endroit bondé du quartier. Bruyant, enfumé, vulgaire. Nous ne pouvons presque pas parler. Nous buvons du vin sucré, c'est une horreur. Nous rentrons enfin, dans le vent et sous la pluie. Dire que Rhodes est connue comme l'endroit le plus ensoleillé d'Europe...
0 Commentaires

Rhodes. Cinquième jour.

1/8/2012

2 Commentaires

 
Les écrivains sont-ils toujours égocentriques? Alexander, en plus d'être hypocondriaque, ne parle que de lui et de son roman, et ramène toute conversation, tout événement, toute rencontre à cela. C'est si caricatural que je joue le jeu, et lui pose des questions quand le sujet semble se tarir. C'est terrible de n'avoir qu'une seule personne avec qui passer son temps libre et que cette personne soit si ennuyeuse qu'on ne recherche sa présence que comme un pis-aller. C'est ce que j'appelle la vraie solitude.
Au réveil, le soleil brille au milieu des nuages. La mer, portée par la houle, frappe la grève incessamment. Battue par le resac, elle montre aujourd'hui des couleurs folles et nouvelles. Le rivage est beau comme une plage du Pacifique, er les flots vont du céladon le plus subtil au turquoise clair, s'étendant en larges tâches comme si du lait avait été battu avec les eaux. Au loin, plus sombre, le bleu marine mérite enfin parfaitement son nom au milieu de tâches mauves qui tournent au kaki. Mais très vite le temps se couvre, et la pluie reprend son train monotone. Les flots resteront toute la journée de ce même bleu-vert laiteux surréel.
J'ai bien travaillé, et réussi à finir la relecture de mon article pour Interfaces. J'avance.
Le soir vers 20h30 Alexander a toqué à ma porte et nous sommes partis vers la Vieille ville pour dîner. C'est la première fois que je me rends dans cette partie de la ville. Je ne m'attendais qu'à une petite Carcassonne méditerranéenne. Mais de nuit, sous la pluie, elle s'est révélée d'une beauté saisissante. Nous sommes descendus par la porte d'Amboise, qui se trouve très près de chez nous, à 10 mn à pied. Je l'avais prise pour un parc abandonné. Au milieu des eucalyptus et des chênes liège, sous une canopée verte luisante, s'ouvre une muraille de pierre légèrement en contrebas. Celle-ci ouvre sur les douves et au fond la forteresse, et si soudainement qu'on a le sentiment qu'un château de contes de fée tout à coup a surgi au milieu de la forêt. De l'autre côté du pont-levis se dresse, auguste, la muraille et la Porte réhaussée d'un blason de marbre. Après un coude, cette dernière conduit à une première enceinte, et une deuxième porte nous amène dans la ville-même, au pied du château des maîtres des chevaliers de Saint-Jean.
Dans les ruelles pavées de galets qui brillent sous la pluie dans les lumières jaunâtres des éclairages comme un vieil or, pas un chat, pas un homme, un silence absolu. Les magasins sont tous fermés. Les vieilles façades médiévales semblent veiller sur une ville fantôme. Nous nous perdons un peu dans les ruelles, passons devant une petite mosquée, une fontaine de pierre, et sur une place enfin le premier commerce ouvert nous ramène à la réalité. Nous passons des ruelles où des bars sont eux aussi ouverts, mais vides de clients. Alexander m'assure qu'après minuit, tout ce quartier grouille de monde. J'ai peine à le croire. Il m'emmène dans un restaurant qu'il aime bien, Mandala.
L'endroit est charmant, c'est une petite taverne avec terrasse et vigne vierge sur treille donnant sur des ruines de la ville antique, et dans la salle très chaleureuse un poêle réchauffe les quelques clients. C'est un fouillis de vulgate New Age imprimé partout, sur le menu, les murs, les couloirs des toilettes (sur le mandala, le cercle dans la culture amérindienne, et des citations du style : "pour vivre ton rêve, tu dois commencer par réveiller ton esprit".) Mais la patronne des lieux, une Lituanienne fort civile, rattrape la niaiserie de la thématique et la médiocrité de la nourriture. Elle vient à notre table et nous parle longuement. Elle a eu des amis qui sont restés à la résidence comme nous, et s'étonne que nous ne soyons pas plus nombreux. En effet, j'ai compulsé le livre d'or, et depuis 1996, début d'activité du centre, il y a eu 1060 invités qui y ont inscrit leur nom. Ces deernières années cependant, le nombre annuel décroît, et en 2011 il n'y a eu que 18 résidents... C'est étonnant vu l'attrait des lieux, surtout à la belle saison... Alexander dit que la résidence a été payante l'année dernière à cause de la crise, et que cela pourrait en être la cause. Je ne sais pas. J'ai vu apparaître le nom d'une Française cinq fois. Elle a visiblement apprécié l'endroit. C'est d'ailleurs la seule Française que je vois dans ces pages. La plupart des résidents viennent d'Europe du Nord, Finlande, Allemagne, Pologne, etc. 
Marianna nous demande ce que nous écrivons. Alexander se jette sur la question et se lance dans une longue explication sur son roman. Elle fait la moue gentiment. Quand enfin il me laisse l'occasion de parler, je suis si gêné pour lui que je réponds en vitesse comme si mon projet à moi n'était rien. Marianna revient quelques minutes plus tard à notre table et me donne sa carte en me demandant de lui annoncer la sortie de mon livre en anglais, que cela l'intéresse tout particulièrement. Alexander bondit : "Ach, so, my pook is apout Nietzsche, so, you ton't vant to read it! you are not interested in my pook!". Il m'assome, et je me demande si tant d'égocentrisme ne se ressent pas un peu dans l'écriture d'un écrivain?
On part du restaurant assez éméché vers minuit trente, et la ville a changé de face, comme par magie. Comme prévu par Alexander, les bars à vins et petits clubs sis dans les vieilles pierre de la ville médiévale des chevaliers sont remplis de monde, pleins à craquer, et les gens ne cessent d'affluer dans les ruelles, comme happés par un centre magnétique. Noius essayons plusieurs endroits, mais la musique de ces clubs est si mauvaise, et les gens si peu engageants, que nous tournons un moment avant de nous asseoir. Alexander choisit un mini-club qui, dit-il, est spécialisé dans la musique 1970-80. Nous nous asseyons au bar au milieu de gros bras poilus et barbus. Que des hommes. Je trouve que cela a plutôt l'air d'un club gay SM. Ils ne passent que du heavy metal, et si fort que nous ne pouvons échanger un mot. Nous sortons après une bière. Je n'ai plus sommeil et suis prêt à continuer, puisque nous sommes là. Mais Alexander a mal au ventre (ses troubles "spasmodiques et météoriques") et a besoin d'aller aux toilettes. Nous rentrons sous la pluie. Cendri
2 Commentaires

Rhodes. Quatrième jour.

1/6/2012

1 Commentaire

 
Aujourd'hui, le soleil brille sur une mer magnifique qui pour la première fois révèle une palette de couleurs émeraude, turquoise et bleu nuit. Puis le temps tourne soudain, la houle apporte des nuages qui crèvent en une pluie battante. Les vagues sur la grève se cassent sans répis. Je travaille toute la journée. Vers 17h j'ai faim, je me cuisine des pâtes rizoni avec une sauce toute faite. Cela a l'aspect, l'odeur et le goût du vomis. Ce soir il y a un concert au pub que nous avons visité hier soir avec Alexander. Il veut y retourner mais je ne sais pas si j'ai vraiment envie. Ma grippe se mue en bronchite, je sens tomber le mal sur les poumons, même si je n'ai plus de fièvre et le nez moins pris. Il faut cependant que je sorte pour manger et me ravitailler. Alexander a l'air de craindre la pluie. Il dit toujours "je ferai ceci ou cela s'il ne pleut pas". Je lui ai fait remarquer qu'il était possible d'utiliser un parapluie. Il a réfléchi un instant, puis, comme si je venais de lui ouvrir une perspective nouvelle à laquelle il n'avait jamais pensé, il m'a dit : "oui, c'est vrai". Je crains que Nietszche n'ait jamais écrit d'aphorisme sur l'utilité des parapluies en cas de pluie...
Nous sommes donc sortis vers 20h30 et allés directement au pub. Je n'avais pas remarqué à quel point c'est un endroit charmant, avec ses murs saumon, bleu ciel, jaune pâle, ses moulures rouges et bleues. Les propriétaires découpaient des figures dans des magasines quand nous sommes arrivés pour en décorer les murs. Ces derniers sont occupés de mille objets, dont beaucoup d'instruments de musique du monde entier. Nous avons (mal) mangé dans une petite salle et bougé au bar pour écouter le concert. Quand le petit groupe de trois musiciens a entamé les chansons traditionnelles grecques, l'atmosphère a totalement changé, les nombreux clients de tous âges qui semblaient tous se connaître se sont comme concentrés, certains suivaient les paroles avec les lèvres, d'autres semblaient plus rêveurs, il y eut tout d'un coup dans la salle comme une onde de douceur. Ce fond de sonorité orientale apporté par cette étrange guitare, ce ryhtme saccadé si propre à la musique grecque... Je n'aurais jamais pensé pouvoir un jour apprécier cette musique, et pourtant soudain elle me paraissait belle, car elle était vivante, elle reliait des gens, elle faisait sens...
Alexander parle beaucoup  de lui et de son roman. Ce qui me semble de plus en plus être la même chose... Nous sommes un peu dans la même situation, puisqu'il doit reprendre son manuscrit pour le raccourcir et le corriger, et que jusqu'à ce week-end je suis occupé à la même chose sur mon article Interfaces. Devoir revenir ainsi encore et encore sur un texte dont on s'est éloigné depuis longtemps et qui ne nous parle plus, j'ai dit à Alexander que c'était comme faire l'amour à quelqu'un que l'on n'aime plus. Ses yeux se sont éclairés et il a déclaré : "But, tis, I kan tou!". J'ai le sentiment qu'en terme d'amour charnel, il est prêt à tout en effet. Je crois qu'un mois de résidence ici l'ont un peu ébranlé affectivement.
Son héros est pris dans une relation triangulaire qui tourne mal, alors que sa relation intellectuelle avec Nietzsche devient de plus en plus envahissante dans sa vie réelle. Alexander voulait terminer le livre par une rupture à la fois avec la femme aimée et avec Nietzsche en faisant travailler son héros dans une maison de retraite. Je l'en ai dissuadé, son livre est nihiliste et tourne autour de l'obsession, il doit se terminer sur l'obsession, c'est-à-dire ne pas se terminer, par exemple finir sur une citation (puisque son livre est ironique et basé sur la structure de la citation) du début du livre, ou quelque chose du genre "éternel retour du même". Il a l'air d'avoir aimé la suggestion. Je lui ai alors suggéré d'autres possibilités plus amusantes. Comme son personnage est en dialogue permanent avec Nietzsche sur l'amour, la jalousie, la passion, etc., je lui ai proposé de faire comme si Nietzsche était avec nous. Nous avons décidé de l'appeler "Fritz" au lieu de Friedrich. Alexander a eu du mal au début. Il disait que Nietzsche, Fritz pardon, ne serait jamais rentré dans cette taverne bondée. Il aurait écouté la musique de dehors. J'ai appelé Fritz et lui ai dit de rentrer : "Tu viens ou non? On va pas t'attendre toute la soirée, merde!". Nous sommes les amis un peu lourds de Fritz, il n'a pas le choix puisqu'il traîne avec nous à Rhodes en hiver. Alexander a souri et a laissé une place à Fritz au bar. Je lui ai demandé ce qu'il buvait, une bière ou un verre de mauvais vin. Alexander penchait pour l'ouzo. Le patron a dû nous entendre parler de la liqueur locale, que nous remarquions dans des petites bouteilles transparentes avec bouchon de liège sur toutes les tables désormais. Il nous a offert deux verres. Il n'y en avait pas pour Fritz. Mais selon Alexander, Fritz aurait préféré un thé. J'aurais bien fait des cul-sec et pris un énorme cuite avec Nietzsche, mais le Fritz d'Alexander n'était pas un surhomme. Nous avons laissé tombé notre ami imaginaire, et nous sommes laissés aller à une rêverie en écoutant la musique. Vers minuit et demie, nous nous sommes levés, avons dit  "Tu viens?" à Fritz, et sommes repartis dans la pluie vers le Centre.
1 Commentaire

Rhodes. Troisième jour.

1/6/2012

0 Commentaires

 
J'ai eu la fièvre toute la nuit et ai déliré jusqu'au petit matin. J'ai mangé simplement de tortellini au fromage que je me suis faites cuire dans la cuisine commune. La fièvre est tombée après le repas. Puis j'ai travaillé. Vers 19h, Alexander est venu me chercher. Nous sommes allés vers un restaurant qu'il connaît, Koukos. C'est une adresse très populaire auprès des habitants de Rhodes. C'est une immense maison traditionnelle sur deux étages, avec de nombreuses petites pièces et cours, où se presse une clientèle locale, plutôt jeune, dans un décor kitscho-rustique. La décoration comprenant de nombreuses horloges à coucous et des boiseries évoquerait plus un chalet suisse qu'une taverne grecque, mais l'hôtesse qui nous accueille ne laisse pas de doute : dans sa grande robe longue sur son corps mince, avec ses longs cheveux à la Dalida et son long nez à la Mélina Mercouri, elle donne à elle seule tout le cachet grec de l'établissement. Les jeunes se retrouvent par tablées, et jouent au backgammon en buvant du café turc ou du thé. L'endroit, comme tous les établissements de ce genre à Rhodes, ne tarde pas à se remplir. L'ambiance est chaleureuse et familière, comme dans un pub anglais. Nous mangeons un repas léger, un sandwich pour Alexander qui dit ne pas avoir faim (son sandwich à la dinde dans une demi-baguette pourrait nourrir un régiment) et quelques plats de meze pour moi : hummus de fève, porc à la tomate et au citron, purée d'aubergine, pita cuite au four... Ce n'est pas très fin, la pita seule est bonne, et je sens mon estomac se rebeller avec le vin blanc grec ingurgité pour faire passer ce repas. Le sujet de la santé est lancé, Alexander est sur son terrain, il est prolixe. Il a un mal mystérieux qui bouge dans son corps, qui affecte ses entrailles, mais aussi ses poumons, et l'empêche de se nourrir correctement. Il a un "stress spasmodique", parfois sur le côté gauche, puis sur le côté droit. Il a consulté tous les médecins possibles : ayurvédique, allothérapeute, homéothérapeute, acupuncteur, chiropracteur, médecin chinois... C'est ce dernier qui lui fait le plus de bien, mais il est à Vienne et il est cher... En attendant, il boit du thé. Et parfois aussi du vin rouge grec. Je me demande si ce n'est pas ce dernier qui serait cause de son mal.

Nous allons dans un autre établissement, qui comme tous les cafés d'ici fait aussi bistro et bar. Dans une vieille maison pleine de charme, ce café accueille une population mêlée, jeune et aussi retraitée, des gens du quartier. La musique, de la pop locale, est agréable, l'ambiance feutrée et douce. Nous nous asseyons au bar et partons tout de go dans une longue conversation sur Nietzche et Heidegger. Alexander est écrivain, journaliste, et il passe sa vie de résidence en résidence. 
C'est une mine de renseignements. Il est très agréable, mais mon reflux gastrique me fatigue et je souhaite rentrer. Nous Faisons un long détour par le front de mer. Alexander voulait vérifier des clubs qui ne prennent vie qu'après 23h au moins, dans une ruelle parallèle à la croisette. Nous remontons le quartier rouge de Rhodes, avec des bars aussi évocateurs que "Captain Hook", des strip clubs, la grande boîte Colorado qui accueille une chanteuse locale venue d'Athènes ce soir, et un bar gay fermé. C'est plutôt sordide sous la bruine qui tombe, malgré le monde qui se pousse dans la rue. J'insiste pour rentrer, tandis qu'Alexander inspecte chaque maison en collant son visage à la vitre comme s'il regardait une vitrine dans un musée, ce qui nous attire des regards noirs des clients à l'intérieur. Nous rentrons. Alexander a vu le chat écrasé à l'entrée de notre rue dès le début du processus et il ne m'épargne rien sur les étapes de sa décomposition. Je suis content de rentrer dans ma chambre et de regarder un documentaire sur Duras avant de dormir.
0 Commentaires

Rhodes. Deuxième jour.

1/4/2012

0 Commentaires

 
Le jour, l'hôtel de Shining où je réside est plus riant. Il est habité par 3 administrateurs et 1 homme de ménage pour la moitié de résidents... Angeliki qui m'accueille est charmante, mais elle n'a pas une seule carte de l'île. Elle s'évertue à m'expliquer où sont les restaurants dans une ville que je ne connais pas encore. Elle parle et parle, et demandBien sûr, je n'en ai pas trouvé un seul.
J'ai pris mon café sur la terrasse donnant sur la mer. Aujourd'hui, beau temps sur la mer Egée, on aperçoit la côte turque juste en face.
Je suis sorti vers la mer. En sortant de notre ruelle, j'ai failli marcher sur un chat écrasé, applati comme une pita poilue... Il y a des chats partout ici, les gens les nourrissent et ils ont l'air en bonne santé.
Je suis descendu vers le front de mer. Les immeubles sont vides, les hôtels fermés, pas un commerce d'ouvert. C'est une atmosphère étrange, certains bâtiments sont tout neufs, d'autres sont en cours de rénovation, et au milieu des résidences décrépites des années 1960 à 1980, à la peinture pelée, en ruine, certaines fermées pour toujours... On ne sait pas qui de l'a saison, qui de la crise est responsable de cela. On pense à la logique inhérente au développement des stations balnéaires dans le contexte du tourisme de masse, et à ce destin inévitable d'établissements construits sans autre but que le profit rapide, qui ne peuvent plus séduire d'autre clientèle que les masses et les retraités d'Europe du Nord, qui ne sont pas de très bons clients... Cette côte a dû être belle, nous rappellent les quelques demeurent ottomanes délabrées qui se dressent au milieu de ces blocs de béton, fières face à la mer... Quelques pêcheurs jettent leur ligne au milieu d'oiseaux qui semblent un mélange de pies et de corbeaux.
J'arrive enfin au bout du cap, à l'aquarium art déco construit par les Italiens. Quelques personnes se baignent malgré la température, les gens vont à la plage malgré la saison.
Picture
L'aquarium
Picture
La côte orientale est radicalement différente, avec ses bâtiments coloniaux ottomans et italiens à l'architecture solide, avec ses hauts plafonds, ses stucs de couleur, ses fenêtres à moucharabieh. Au milieu, quelques perles des années 1930 rajoutent au charme suranné. Le port où se dressait, dit-on, le fameux Colosse, englouti comme le Phare d'Alexandrie par un séisme. Il devait dénoter dans cette petite rade. A la place, deux colonnes surmontées d'une biche et d'un cerf de bronze, aux dimensions adaptées au site. Des camélias, des bougainvillées, et tant d'orangers et de citronniers, lourds de fruits! Je passe devant le vieux Casino.

Picture
Le port
J'arrive sous les murs de la vieille forteresse médiévale. Je préfère rester aujourd'hui dans la ville moderne. C'est en fait ce que j'ai vu hier soir, et la nuit la faisait paraître plus grande. Je retrouve les boutiques, les beaux immeubles, les rues bordées d'arbres, et les cafés, qui ne désemplissent pas. On dirait que tout Rhodes est dans ces endroits, tout le reste est vide de clients, dans l'attente des paquebots de croisière apportant leur flux de touristes qui ne viennent pas... Au syndicat d'initiative, les employés sont surpris de voir un touriste. Ils me donnent quelques cartes, et me préviennent que presque tout est fermé en cette saison, comme le fameux hammam renaissance qui est en rénovation... J'erre dans les rues de la ville nouvelle, au milieu des belles demeures, et je tombe sur un quartier plus populaire de petites ruelles bordées de maisons chaulées. Je trouve les premières tavernes ouvertes et enfin un supermarché. En tournant dans ce petit périmètre qui me paraît plus vivant, je tombe sur la rue des souvlakis et gyros. On s'y presse à toute heure du jour et de la nuit. Je prends une assiette de gyros de porc. Il y en a pour deux ou trois. J'en ai pour mon séjour, je suis déjà dégoûté...
Picture

Mon rhume s'est empiré, je suis sans forces et je ne cesse d'éternuer. Je rentre lentement. A la résidence, je rencontre Alexander. Alexander, qui est autrichien, est le seul résident avec moi pour le mois de janvier. Et il part le 9, soit lundi prochain... Il travaille sur un roman sur les relations amoureuses qui mêle un essai sur Nietzsche. J'ai hâte d'en savoir plus. Il me propose d'aller prendre un verre, mais je décline pour aujourd'hui. Je suis trop fatigué, je vais rester au chaud et dormir tôt. Je n'ai pas encore commencé à travailler...

0 Commentaires
<<Page précédente
Transférer>>

    Benjamin's Moods

    Nothing more than moods and thoughts of the occasion, nothing that I would share neither publish elsewhere than on a blog...

    Archives

    Septembre 2012
    Janvier 2012

    Categories

    Tous
    Diversité Culturelle Et Altérité
    Istanbul
    Rhodes


    Click on the link below to be informed of new posts on this blog:

    Flux RSS

    Cliquer sur le lien ci-dessus pour être tenu informé des publications sur ce blog.
Propulsé par Créez votre propre site Web à l'aide de modèles personnalisables.